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Morts suspectes en URSS : le naufrage de Raymond Lefebvre

le par - modifié le 31/01/2022
le par - modifié le 31/01/2022

Lorsque l’écrivain socialiste, accompagné des deux militants anarchistes Marcel Vergeat et Jules Lepetit, meurt en mer après une visite clandestine de la Russie soviétique, la presse française doute. Lénine aurait-il souhaité la mort des visiteurs français ?

Quand le jeune écrivain socialiste révolutionnaire Raymond Lefebvre part pour Moscou à la fin de l'été 1920, le « torchon de la guerre civile entre socialistes » brûle déjà depuis de longs mois  (Le Populaire, 10 novembre 1920). Dans la perspective du Congrès socialiste qui doit avoir lieu en décembre à Tours Lefebvre s'évertue depuis des mois à rallier les socialistes à l'Internationale communiste (Komintern ou IIIe Internationale), née en mars 1919. A ce titre, pendant l’été, il a été dépêché en Russie par le « Comité de la IIIe internationale » au deuxième Congrès de l'organisation, qui doit préciser les conditions d'adhésion (les fameuses 21 conditions).

Il ne part pas tout seul. Marcel Vergeat et Jules Lepetit (de son vrai nom Louis Bertho), tous deux ouvriers anarcho-syndicalistes, l'accompagnent. Ils sont sans doute plus critiques que l’écrivain vis-à-vis de la Révolution bolchevique – qui les fascine malgré tout. Après le Congrès à Moscou (ils sont arrivés trop tard pour l’ouverture qui s’est tenue à Pétrograd), les trois hommes partent en voyage en Ukraine accompagné de Victor Serge.

Contrairement aux députés Marcel Cachin et Louis-Oscar Frossard, ils sont arrivés clandestinement. Au début de l’automne, ils repartent donc, comme ils sont venus, sans visa, en longeant les côtes de la mer de Barents pour gagner la Norvège, en essayant d’éviter les soldats finlandais qui s’opposent à l’Armée rouge.

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La tragédie

Le 1er décembre 1920, la nouvelle tombe dans L’Humanité (le journal de Jaurès est encore officiellement socialiste) qui titre en première page :

« Raymond Lefebvre, Vergeat et Lepetit sont morts tragiquement au service de la Révolution sociale »

La nouvelle est reprise le jour même par plusieurs journaux comme Le Figaro, La Gazette de Biarritz, Bayonne et Saint-Jean de Luz, ou Le Gaulois. Elle est relayée dès le lendemain et dans les jours suivants par la plupart des quotidiens français, à Paris comme en Province (jusqu’au 9 décembre, les articles sont très souvent en première page).

L’heure est d’abord à l’émotion face au drame : « La Tragique aventure de Raymond Lefebvre » (L’Action, Le Siècle du 2 décembre); « La fin tragique de trois syndicalistes de retour de Russie » (Le Petit Parisien, 2 décembre), « La mort tragique de Raymond Lefebvre, Vergeat et Lepetit. Les trois communistes ont péri en mer » (La France Libre, 2 décembre). Même la monarchiste Action française s’incline au départ « devant la majesté de la mort » dans son article du 2 décembre.

Beaucoup de journaux s’intéressent surtout au jeune écrivain, beaucoup plus connu que les deux militants ouvriers. Ils font ainsi le portrait d’un jeune homme à « l’esprit tourmenté » et à la « pensée tumultueuse », « victime du bolchevisme », entraîné dans la politique par ses amis, qui tenait déjà des « propos exaltés » au « Congrès socialiste de Strasbourg ».

Les anarchistes évoquent davantage les deux ouvriers, et en particulier la figure de Jules Lepetit (Le Libertaire, 12 décembre 1920), dont l’hebdomadaire anarchiste publie aussi les impressions dans le même numéro. L’artiste André Claudot dessine en première page du numéro suivant, la figure de son ami Marcel Vergeat qui se noie dans les flots.

À l'extrême gauche socialiste (puis communiste), c’est aussi l’intellectuel qui est mis en avant plus que ses deux compagnons. Le 5 décembre, Romain Rolland et Georges Duhamel signent ainsi deux beaux textes d’hommage à Lefebvre dans L’Humanité.

Le premier choc passé, l’heure est très vite au deuil, aux souvenirs, avec de nombreux portraits glorifiant trois hommes morts pour la Révolution. Dans L’Humanité (2 décembre), les envolées lyriques de Georges Pioch se combinent avec les souvenirs d’Amédée Dunois et les premiers messages de condoléances.

Le Populaire reprend lui des extraits « d’émouvants articles sur la tragique disparition de Raymond Lefebvre et de ses compagnons » dans sa « Revue des Journaux » (3 décembre). Pour Le Libertaire (qui réagit plus tard, le 5 décembre), les trois ont été les « victimes de leur idéal ».

« Héros et martyrs » de la Révolution

Dès le 4 décembre, des Jeunesses socialistes organisent une première manifestation commémorative à la Bellevilloise, à Paris. C’est le Bulletin communiste, l’organe du Comité pour la IIIe Internationale, qui en fait le plus clairement des « héros et des martyrs » en les inscrivant au « martyrologue de la Révolution sociale ». Le premier article paraît le 9 décembre sous la plume de Boris Souvarine, alors incarcéré à la Santé, qui dirige l’hebdomadaire (il signe Varine).

Le périodique reprend ensuite plusieurs fois le même titre dans ses articles (« Héros et Martyrs du Communisme »). Il mobilise en particulier les témoignages de militants qui ont connu les Trois en Russie, comme Pierre Pascal, Victor Serge, Jacques Sadoul ou la militante italienne d’origine ukrainienne Angelica Balabanova, qui a pris la même route de retour.

En décembre 1920, le journal publie aussi plusieurs textes de Lefebvre lui-même (« Les Quatre cents milliards », « Le Sabotage des mutilés », 16 et 30 décembre). Dans Clarté, le journal fondé par Raymond Lefebvre, Paul Vaillant-Couturier et Henri Barbusse en 1919, les articles se succèdent également. On publie notamment des extraits de ses lettres envoyées de Russie à sa maîtresse, l’artiste polonaise Mela Muter.

Mais en plus de ces paroles endeuillées et hagiographiques, sont de plus en plus introduits des propos qui répondent aux accusations de la grande presse – tout comme à celles des libertaires…

La polémique

Quelques-uns des tous premiers articles de la grande presse relatent les faits et font le portrait des défunts (Le Petit Parisien, 2 décembre 1920). Mais, d’autres sont plus violents.

Dès le premier décembre, Le Figaro accuse ainsi directement le gouvernement bolchevik de les avoir tués :

« Nos trois pèlerins auraient trouvé la mort dans un accident de bateau.

Voilà un accident bien troublant, qui ne manquera pas de rappeler le souvenir des bateaux à soupape du conventionnel Carrier de Nantes, de sinistre mémoire ! »

De fait, un discours idéologique se mêle immédiatement à la narration des événements tragiques (dont on ne sait encore pas grand-chose, comme le note prudemment Le Populaire, le 3 décembre).

Dans la majorité des journaux, la nouvelle s’inscrit dans un rejet de la Russie des Soviets et d’une peur de la contagion révolutionnaire. Les accusations contre Moscou, développées par Le Figaro, sont ainsi reprises par presque toute la presse. En résumé, la thèse est la suivante : les trois hommes ont été contraints par le pouvoir bolchevik (Lénine et Trostky en particulier) à prendre un chemin mortel à cette époque de l’année. En effet, devenus très critiques vis-à-vis du nouveau pouvoir lors de leur voyage, ils devaient en conséquence être éliminés.

Le Figaro enfonce le clou dès le lendemain, avec un article du journaliste et écrivain Louis Latzarus au titre explicite : « Assassinés ? » Pourquoi donc sont-ils partis par Mourmansk en plein hiver russe, alors que Cachin et Frossard « sont revenus sans forcer le blocus » ? « Trotsky et Lénine ont-ils voulu se délivrer d’enquêteurs trop clairvoyants ? » L’article est utilisé par beaucoup des confrères du journaliste.

Le 3 décembre, un nouveau fait très curieux augmente d’autant plus le mystère. On passe du tragique au rocambolesque ! Il est diffusé par L’Eclaireur de Nice qui, sur la foi d’une lettre d’une « personne revenue de Russie », suggère que cette route a été empruntée pour éviter la frontière estonienne ou finlandaise, car les voyageurs, aidés par Victor Serge, auraient acheté en douce pour plus de six millions de roubles de toiles de maître qu’ils voulaient faire sortir du pays ! Comme Malraux à Angkor des années après, voici Raymond Lefebvre et ses compagnons transformés en pilleurs du patrimoine culturel de la Russie révolutionnaire…

Du côté des communistes, la réponse est fulgurante. On s’insurge contre les mensonges de la presse de droite qui bafouent la mémoire des héros ! Il s'agit tout à la fois de défendre la ferveur révolutionnaire des trois hommes (celle de Lefebvre, surtout), en dénonçant d’autres coupables : le blocus allié (L’Humanité, 3 décembre) et donc le gouvernement français qui le soutient (Millerand), dont les naufragés ont sans doute été les victimes.

Ce jeu continue pendant plusieurs jours en première page des quotidiens. Les articles du Figaro donnent le ton contre L’Humanité et le reste de la presse communiste. Non ce n’est pas Millerand le coupable, c’est Lénine, déclare Latzarus le 4 décembre. Le 5, Le Petit journal va encore plus loin. Il évoque en se moquant sous  la forme d’un « roman cinéma soviétique en douze épisodes » ce « mystère de l’Océan arctique ».

Assez rapidement, les représentations de l’affaire se sont donc figées. Une fois n’est pas coutume, les libertaires rallient majoritairement la presse de droite dans son rejet du gouvernement bolchevik. Le naufrage devient ainsi un des points d’opposition mémorielle avec les communistes (Le Libertaire, 25 septembre 1925, p. 2). Pour eux, si Lefebvre restait enthousiaste à la fin de leur voyage, ce n’était pas le cas de ses deux compagnons (Le Libertaire, 7 juillet 1922), que les Bolcheviks ont éliminés, comme d’autres anarchistes.

Le même récit est réutilisé par les différents partis à des années d’intervalle. La polémique rebondit notamment au moment de la publication de la publication de récits de voyage en URSS d’anciens militants révolutionnaires comme Mauricius en 1922, Henri Béraud en 1925, Maurice Laporte en 1928, ou quand l’anarchiste André Colomer passe dans les rangs des communistes au moment du Xe anniversaire de la Révolution, changeant ainsi au passage ses propos sur l’affaire.

Commémorations

 Lefebvre entre ainsi dans le panthéon communiste. Le 25 décembre 1920, le Congrès de Tours s’est ouvert par « un salut aux emprisonnés du premier complot communiste à la mémoire de Raymond Lefebvre, Vergeat et Lepetit, morts victimes de l’infâme blocus capitaliste contre la Russie des Soviets » comme le rappelle L’Humanité dix ans plus tard (3 janvier 1931).

Dès janvier 1921, la Librairie du Travail publie un album illustré mettant en valeur les témoignages des trois délégués en faveur de la « République du travail ». Une salle Raymond Lefebvre apparaît au siège du parti, des rues sont baptisées. Les journaux en gardent la trace quand ils évoquent des réunions, des manifestations… Les anniversaires permettent de rappeler son souvenir tout en défendant l'URSS, attaquée « hier comme aujourd’hui ».

Ainsi en 1927, au moment du Xe anniversaire du pays :

« Une plaque a été scellée devant la tombe des héros d’octobre, sur le mur du Kremlin, pour commémorer le souvenir des victimes du blocus impérialiste, des trois militants morts au service du prolétariat : le grand écrivain et les deux ouvriers dont l’exemple révolutionnaire reste vivant au cœur de tous les travailleurs. »

La mémoire tragique de Raymond Lefebvre est ainsi pieusement entretenue par le parti communiste. Lefebvre est peu à peu associé à d’autres « grands morts » avec qui il avait milité dans le mouvement Clarté ou à l’ARAC (Association révolutionnaire des anciens combattants) : à Barbusse d'abord en 1935, puis, en 1937, à son ami Paul Vaillant-Couturier, ou en 1947, à l’écrivain Jean-Richard Bloch.

Après la Seconde Guerre mondiale, sa mémoire pourra enfin se confondre avec celles de nouveaux martyrs, nés de l’Occupation et du conflit : Gabriel Péri, Georges Politzer, Jacques Solomon ou encore Jacques Decour...

Rachel Mazuy est historienne, chargée de conférences à Science Po et chercheure associée à l’Institut d’histoire du temps présent.