Écho de presse

Le règne des gangs irlandais sur New York

le 20/03/2022 par Pierre Ancery
le 12/01/2021 par Pierre Ancery - modifié le 20/03/2022
Un gang du Lower East Side, Mulberry Street, New York, photo de Jacob Riis, 1888 - source WikiCommons

Leurs noms : les Forty Thieves, les Kerryonians, les Dead Rabbits ou encore les Hudson Dusters. Dès le début du XIXe siècle, des gangs violents issus de l'immigration irlandaise ont prospéré dans le sud de Manhattan, avant d'être concurrencés au début du XXe par la Mafia.

Tout au long du XIXe siècle, New York fut l'épicentre de la « Irish Mob », c'est-à-dire la pègre irlandaise. Un phénomène qui n'a rien de surprenant quand on sait que les États-Unis furent à cette époque la principale terre d'accueil des immigrants irlandais, lesquels se concentrèrent dans les grandes villes de la côte Est.

Cette immigration devint massive suite à la Grande Famine qui fit des ravages en Irlande au milieu des années 1840, obligeant les habitants à fuir le pays (alors entièrement sous domination britannique). Arrivés sans le sou en Amérique, les Irlandais étaient souvent contraints de vivre dans la misère.

À New York, beaucoup vivaient dans le sinistre quartier de Five Points, au sud de Manhattan, où les diverses communautés d'immigrés (Allemands, Italiens, Juifs d'Europe de l'Est...) se groupaient entre elles pour défendre leurs intérêts. Une zone de la ville à l'époque aussi tristement célèbre pour ses taudis et sa criminalité que les bas quartiers de l'East End londonien.

Les Five Points à Manhattan, George Catlin, 1827 - source WikiCommons

C'est dans ce contexte que des immigrants irlandais ont formé des gangs criminels, se livrant au vol, au combat de rue, au racket et au meurtre. Parmi eux, les Forty Thieves (« les quarante voleurs ») menés par Edward Coleman sévissaient depuis les années 1820.

Premier gang de rue connu de New York, les Forty Thieves furent bientôt suivis par d'autres groupes violents : les Kerryonians (venus du comté de Kerry), les Shirt Tails (les « queues de chemise ») ou encore les Chichesters. Mais les plus célèbres gangsters irlandais de l'époque sont sans doute les Dead Rabbits (les « lapins morts »), qui régnèrent sur le bas Manhattan au milieu du XIXe siècle.

Le film de Martin Scorsese Gangs of New York, lui-même basé sur le livre éponyme d'Herbert Asbury (1927), s'inspire largement de l'histoire de ces voyous qui, dans un contexte de fortes tensions identitaires, affrontaient régulièrement leurs rivaux les Bowery Boys au cours de rixes sanglantes. Les Bowery Boys, menés par William Poole alias « Bill le Boucher », se proclamaient Américains « natifs » et soutenaient le parti politique anti-immigrants Know Nothing.

Un "Dead Rabbit", illustration parue dans la presse américaine, 1857 - source WikiCommons / Library of Congress

L'un de ces affrontements, en 1857, dura deux jours et prit place dans le quartier du Bowery. Ayant dégénéré en émeute, il nécessita l'intervention conjointe de la police et de la milice de l’État. En France, Le Constitutionnel relata l'événement dans son numéro du 20 juillet 1857 (il s'agit en fait d'une traduction de la presse américaine) :

« Une émeute à New York, le 4 juillet, jour du 81e anniversaire de la déclaration de l'indépendance nationale. Elle a duré quarante-huit heures.

On a fait librement usage d'armes à feu, et des barricades ont été élevées [...]. Les assaillants, qui se sont donné le nom glorieux de "Dead Rabbits" (Lapins morts), sont presque tous des malfaiteurs de profession, âgés de seize à vingt ans ; les assiégés forment ce qu'on appelle la bande de Pat Matthews. L'échauffourée fut très vive ; mais l'intervention des forces de police des 10e et 13e arrondissements y mit promptement terme.

Les "Dead Rabbits" se replièrent eu désordre sur leurs repaires des Cinq-Points [...]. Ce n'était là que le prélude. Vers quatre heures de l'après midi, la lutte recommençait [...].. Il ne s'agissait plus désormais d'une simple bagarre : deux barricades s'élevaient [...]. On y avait entassé des charrettes, et des pièces de charpente, de manière à rendre un véritable siège nécessaire.

Un renfort de cinquante hommes, et le concours d'un certain nombre de citoyens permirent à la police de déloger les émeutiers ; mais alors les Dead Rabbits se réfugièrent dans l'intérieur et sur le toit des maisons, d'où ils faisaient pleuvoir une pelleté de balles et de projectiles de toutes sortes. Une seconde réserve de cinquante policemen dut être expédiée sur le théâtre du combat. »

La presse française, dans les années suivantes, se fera de temps en temps l'écho des frasques des Dead Rabbits. En 1865, Le Siècle, citant un journal américain, relate par exemple cette échauffourée impliquant un jeune élément du gang, armé d'un boulet de canon :

« A New-York, les malfaiteurs ne se contentent plus d'être armés de revolvers chargés à balle ; ils portent sur eux des boulets de canon et attaquent leurs victimes comme ils feraient d'une forteresse. Thomas Hardy, âgé seulement de 19 ans, est, quoique jeune encore, l'un des membres les plus éminents de l'ordre chevaleresque des "dead rabbits".

Mardi soir, il se trouvait avec un de ses amis dans le cabaret du n° 26, East-Houston street, et y faisait grand tapage. Le chef de l'établissement le pria poliment de sortir, mais il s'y refusa net, et il allait être mis de vive force à la porte, lorsqu'il tira de son paletot un boulet de douze qu'il saisit à deux mains et lança de toute ses forces dans la poitrine du cabaretier. Celui-ci chancela et tomba sans connaissance [...].

Hardy a été écroué aux Tombes [la Tombs Prison] à défaut d'une caution de 500 dollars. »

Après la Guerre civile (1861-1865), c'est toutefois un autre gang irlandais, les Whyos, qui terrorise le sud de Manhattan : leur nom vient de leur cri de ralliement, imité de celui d'un oiseau (« Why-oh ! »). Une liste retrouvée sur un membre des Whyos arrêté en 1884 indique qu'ils offraient des services criminels à qui était prêt à les payer : 1 dollar pour un coup de poing, 3 dollars pour les deux yeux pochés, 7 dollars pour le nez et la mâchoire brisés, 19 dollars pour un bras ou une jambe cassée... et 100 dollars et plus pour le « big job », le meurtre.

Leurs leaders Danny Lyons et Danny Driscoll seront tous deux arrêtés et pendus en 1888. L'édition européenne du New York Herald rapportait ainsi en janvier 1888 :

« Dan Driscoll, le roi des Whyos, qui devait être pendu demain pour le meurtre de Beezy Garrity, a vu son exécution reportée à lundi par le gouverneur Hill.

Le gouverneur déclare que la principale raison de ce report est de balayer l'idée superstitieuse selon laquelle vendredi est le jour propice à l'exécution des criminels. »

Après la mort de Lyons et Driscoll, les Whyos seront peu à peu écrasés, dans les années 1890, par le tout-puissant Five Points Gang (le gang dont seront issus Lucky Luciano ou Al Capone).

 

D'autres gangs irlandais se mettent en place au même moment : ainsi les Hudson Dusters (les « plumeaux de l'Hudson »), qui opèrent dans le West Side à partir des années 1890. Ils ont alors pour rivaux d'autres Irlandais, les Gophers. Basé dans le quartier de Hell's Kitchen (la « cuisine de l'enfer »), le Gopher Gang gère bordels et paris illégaux en plus de pratiquer le vol et le braquage à main armée.

Le Gopher Gang (leur chef Owney Madden, en haut, 4e en partant de la gauche), circa 1910 - source WikiCommons

Toutefois, au début du XXe siècle, la présence de plus en plus importante de la mafia italienne sur les docks de la ville, centre de tous les trafics illégaux contrôlés par la pègre, va obliger plusieurs gangs irlandais de Manhattan et de Brooklyn à s'associer sous le nom de White Hand Gang (« Gang de la main blanche »), en opposition à la Mano Nera (« Main noire ») sicilienne. Les règlements de compte sont alors fréquents entre les deux organisations : deux des premiers leaders du White Hand Gang, Dinny Meehan et Bill Lovett, seront assassinés par les Italiens.

Mais le bras de fer entre Italiens et Irlandais va culminer lors du massacre du club Adonis, à Brooklyn, le soir du réveillon de Noël 1925, au cours duquel le chef du White Hand Gang Richard Lonergan et plusieurs de ses hommes seront tués. L'Oeuvre rapporta les événements trois jours plus tard :

« Une véritable bataille rangée, dont les causes sont encore mal connues, a ensanglanté la nuit de Noël dans un cabaret de nuit connu sous le nom de l'Adonis Club et fréquenté par la basse pègre de New-York.

Le réveillon battait son plein. De toutes les tables surchargées de victuailles montaient lazzis et chansons, quand, vers minuit, une douzaine de couples pénétrèrent dans l'établissement et, s'étant attablés, réclamèrent de la bière. L'un des soupeurs, tout à coup, reconnut ou crut reconnaître, dans les nouveaux arrivants, une bande hostile à la "Main blanche", dont il faisait partie. Il le proclama à voix haute et, tout aussitôt, les revolvers sortirent des poches. Entre les deux groupes une fusillade s'engagea et, comme tous les combattants n'étaient pas armés, les bouteilles, les chaises, les tables même volèrent bientôt à travers la pièce.

Quand la police, qu'on était allé prévenir, arriva, tous les clients de l'Adonis Club s'étaient éclipsés. Mais sur le sol jonché de chapeaux, de pardessus en loques et de verre brisé, trois cadavres gisaient. »

L’événement allait causer la chute de la « Main blanche » et amorcer le règne de la pègre italo-américaine à Manhattan. Les gangsters irlandais, pendant la Prohibition, se livreront toutefois comme leurs rivaux au trafic d'alcool de contrebande, avant de se reconvertir dans le trafic d'armes pendant la Seconde Guerre mondiale.

Des années 1960 aux années 80, enfin, la principale organisation criminelle irlandaise de New York sera les Westies. Basés à Hell's Kitchen, ces derniers pratiquaient le racket, le trafic de drogue et le meurtre sur contrat. Ils se livrèrent dans les années 70 à une nouvelle guerre sanglante avec la mafia italienne.

Pour en savoir plus :

Mike Wallace et Edwin G. Burrows, Gotham : A History of New York City, Oxford University Press (2 volumes en anglais), 1998 et 2017

Herbert Astury, Gangs of New York, Gallimard, 2003 (édition originale 1927)

François Weil, Histoire de New York, Fayard, 2005