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1932 : l’assassinat du président Paul Doumer

le par - modifié le 09/11/2022
le par - modifié le 09/11/2022

Patriotisme, émotion et inquiétude populaire face à « l’acte insensé » d’un ressortissant soviétique. L’énigmatique Paul Gorguloff, militant fasciste russe, vient d’abattre l’homme au sommet de la République.

L’assassinat d’un président de la République est un événement retentissant et tragique. Sous la IIIe République, plus encore que celui de Sadi Carnot en 1894, la mort de Paul Doumer est vécue « en direct » par les Français à travers la presse écrite en mai 1932.

L’attentat se produit le 6 mai au premier étage de l’hôtel Salomon de Rothschild situé dans le VIIIe arrondissement de Paris. Le président était venu dans cette belle résidence (érigée à la fin du XIXe siècle) pour inaugurer le salon annuel des écrivains anciens combattants de la Grande Guerre. Nous sommes entre les deux tours des élections législatives : le scrutin, organisé deux jours plus tard, donnera la majorité des sièges à la gauche dans un contexte d’instabilité du régime soumis à de nombreuses critiques.

Entré en fonction l’année précédente, Paul Doumer est un homme âgé alors de 75 ans incarnant parfaitement la « stature présidentielle ». Couronnement d’une carrière bien remplie au service de la France, ce septennat est celui des honneurs et de la sagesse pour ce professeur de mathématiques originaire d’une famille modeste d’Aurillac, père de huit enfants (dont cinq morts entre 1914 et 1923). Parangon de la méritocratie républicaine, il a été membre du Parti radical (pivot de la IIIe République), gouverneur général de l’Indochine, plusieurs fois ministre des Finances entre 1895 et 1926 (et notamment très actif pendant la Grande Guerre), président de la Chambre des Députés et du Sénat. Homme réputé bon, dévoué au bien public et patriote sans faille, Paul Doumer inspire le respect et s’avère un rassembleur. Malheureusement, à l’opposée d’une très longue carrière politique, Paul Doumer n’occupera le fauteuil présidentiel que durant dix mois.

Pourtant, cette courte période achevée tragiquement a fait entrer personnage dans le cercle fermé des figures majeures de la vie politique française contemporaine, passée à la postérité. Il suffit de voir le chiffre impressionnant de rues et de bâtiments publics (notamment écoles) ayant pris son nom jaugée à plus de 25 000 par Amaury Lorin, auteur en 2011 d’une magistrale thèse sur Paul Doumer venue combler un long manque. La question se pose immédiatement après sa mort : quel boulevard, quel monument portera le nom de Doumer à Paris ou en province.

Sans doute la stupeur liée à son assassinat a joué un rôle fondamental dans l’attention portée à cet illustre Français, un épisode relaté avec une telle passion dans la presse qu’il reste un événement majeur de l’entre-deux-guerres « au milieu du gué » entre la fin des années d’après Première Guerre mondiale et juste avant la « montée des périls ».

Cet assassinat pose aussi la question récurrente de la présence « d’étrangers douteux » sur le sol français, potentiels délinquants voire terroristes qui troublent l’ordre public et portent atteinte aux plus hautes dignités françaises : tel avait été le cas avec l’Italien Sante Caserio en 1894, assassin de Sadi Carnot au nom de l’anarchisme, ce sera également le cas avec Paul Gorguloff, ressortissant d’Union Soviétique, au nom de la lutte contre le bolchevisme que ne dénonçait pas assez selon lui la France et pour la création d’un parti fasciste russe.

Les préjugés à l’égard des étrangers n’en ressortent que renforcés. Et, avec tout ce qu’elle charrie, la figure étrange de Gorguloff s’avère, sans que l’on n’en ait totalement conscience à l’époque, comme annonciatrice des drames à venir.

Sidération

L’image-choc du 7 mai 1932 : dans une grande confusion, le président touché, allongé inconscient et transporté dans son automobile officielle est placée au centre de la Une du Petit Parisien, elle saisit les passants devant les kiosques à journaux. On y peut lire, même de loin :

« Paul Doumer est victime d’un attentat »

Et plus bas :

« Il arrivait à 15h05 rue Berryer pour inaugurer la Journée du livre des Écrivains combattants, quand, un Russe – qui semble mentalement déséquilibré – a tiré sur lui quatre coups de revolver ; deux balles ont atteint le Paul Doumer : l’une à la tempe droite, l’autre à l’aisselle droite sectionnant l’artère axillaire. »

Les Français ne s’attendaient pas à une telle nouvelle. Mais Paul Doumer n’est pas encore décédé ; sa voiture officielle démarre en trombe direction l’hôpital Beaujon situé à proximité des lieux de l’attentat. Le Président agonise. Il mourra le lendemain à 4h40 non sans qu’une polémique n’éclate sur la mauvaise qualité des soins reçus.

Depuis que la nouvelle a été diffusée par la TSF le 6 mai à partir de 16h, l’émotion est devenue nationale et c’est la ruée vers les kiosques qui sont pillés : chacun veut l’une des éditions de fin d’après-midi. Puis, le lendemain, c’est une autre image moins chaotique et malheureusement plus figée qui inonde la presse : Paul Doumer sur son lit de mort, revêtu de son habit présidentiel, la poitrine barrée du grand cordon de la Légion d’honneur.

Une intense émotion collective s’empare de tout le pays, la presse régionale (notamment en Corse sans oublier l’Indochine où le passage de Paul Doumer a laissé de bons souvenirs trois décennies plus tôt) étant au diapason de la presse parisienne qui publie le message officiel du Président du Conseil, André Tardieu :

« Le Président de la République vient d’être assassiné.

La France est frappée de stupeur et plongée dans la consternation. Elle pleure l’illustre vieillard dont la vie fut à son service et donc quatre fils sont morts pour la France (…). »

Le patriotisme de Doumer est sans doute sa première vertu, comme le note la grande majorité des journaux. Les réactions immédiates dans le monde entier comme le détaille Le Figaro que ce soit du côté de l’Angleterre, de la Belgique, de l’Italie déjà fasciste ou de l’Allemagne pas encore nazie. En outre, une émouvante cérémonie est organisée à l’église russe de Paris tandis que l’URSS estime n’être en rien concernée par cette tragédie. Parmi les Russes de Paris, on se démarque de ce crime – comme le fait Vladimir Krasinsky, président de l’Union des Jeunes Russes.

A chaque fois, Doumer est perçu comme le meilleur représentant possible de son pays. La sidération face à cet acte terroriste provoque une telle émotion qu’Amaury Lorin parlera d’un « régicide républicain ». L’auteur, Paul Gorguloff apparaît comme la figure du mal, assombrissant au passage l’image globale des Russes en France. A tel point que cet assassinat provoque le suicide d’un ancien lieutenant russe, Serge Dimitrieff, réfugié à Paris, désespéré par les conséquences qu’il imagine désastreuses de cet acte.

Deux réfugiés russes se querellent dans la petite chambre d’une pension de famille qu’ils se partagent depuis de longs mois. Le premier, mutilé de guerre et ancien officier est violenté par le second, lui aussi soldat, au prétexte qu’il sifflait tranquillement en apprenant la nouvelle risquant de faire expulser tous les Russes. L’affaire se finit au tribunal et l’agresseur écope de 40 jours de prison.

La foule à l’Élysée devant la dépouille du Président

D’emblée les obsèques nationales sont une évidence tout comme son enterrement directement au Panthéon. Un parcours du cortège est même déjà prévu dans Paris. Pourtant, le 10 mai, la veuve de Paul Doumer annonce de manière surprenante qu’elle refuse le Panthéon, souhaitant que son époux soit enterré dans le caveau familial au cimetière de Vaugirard dans le XVe arrondissement. 

Blanche Richel qui avait épousé Doumer en 1878 a toujours prôné une vie simple à Paris même lorsque le couple s’installe à l’Élysée après plus de cinquante ans de mariage. C’est sans doute cette absence de goût pour le faste mais sans doute aussi pour conserver son mari auprès d’elle et de sa famille que Blanche Doumer a exclu son époux du Panthéon comme le laisse entendre Le Matin parlant de « la simplicité et l’ineffable bonté » du Président. Paris-Soir titre ainsi « A la demande de Mme Doumer le Président de la République ne sera pas inhumé au Panthéon ». Très éprouvée, Blanche Doumer ne survivra que quelques mois au décès de son mari.

Après rapide discussion, les funérailles sont fixées au 12 mai 1932 avec une cérémonie qui durera une longue matinée jalonnée d’une étape dans la cathédrale Notre-Dame, d’une autre au Panthéon avant de rejoindre le cimetière de Vaugirard. Mais avant cela, le corps de Paul Doumer, embaumé, est exposé à l’Élysée. Le 9 mai à partir de 14h, les portes de la résidence présidentielle sont ouvertes au public  innombrable venant rendre hommage au Président bien aimé dont la dépouille a été installée au rez-de-chaussée, dans une chapelle ardente provisoire sous la surveillance de huit officiers sabre au clair. 

La Liberté titre ainsi :

« La France veille le corps de son chef assassiné. » 

L’Excelsior détaille le processus

« Dans le salon vert du Palais de l’Élysée, où s’accumulent les couronnes et les fleurs le corps de Paul Doumer a été veillé toute la nuit dernière et toute la journée d’hier par les seuls membres de sa famille qui avaient demandé que le corps leur fut entièrement laissé avant qu’il appartienne à l’histoire. »

La décoration est simple : les tapisseries murales sont recouvertes de crêpe, les lustres électriques voilés, le perron, la véranda et le porche entièrement tendus de draperies de velours noir frangé d’argent et écussonnées aux initiales du défunt. 

Le public est admis à défiler devant le corps en entrant par la rue du Faubourg Saint-Honoré puis en traversant la chapelle ardente sans s’arrêter et en ressortant par les jardins qui donnent sur l’avenue Gabriel. Outre le nombre important de personnalités à l’instar des fils de Sadi Carnot – pour lequel Paul Doumer avait rédigé l’oraison après son assassinat –, c’est la foule immense, impressionnante, qui retient l’attention des journaux. Par exemple L’Écho de Paris propose une image de ce défilé sous le gros titre « L’hommage émouvant du peuple de Paris au président Doumer ». 

Un incident toutefois, très anecdotique : une femme russe de 23 ans, Anna Zemit, s’évanouit devant le catafalque avec son enfant au bras. Sans travail, elle n’a pas mangé depuis trois jours. Désespérée, elle est persuadée qu’elle ne pourra plus vivre à Paris et souhaite mourir précisément devant le corps du Président. Elle sera finalement internée.

Funérailles grandioses

Le Président est mis en bière le lendemain, 10 mai. C’est Paul Léon, alors directeur général des Beaux-Arts, qui est chargé de l’organisation des obsèques nationales qui se déroulent le 12 mai 1932. L’Excelsior livre le plan du parcours détaillé du cortège funèbre. Écoles, collèges lycées, administrations, salles de spectacles, la Bourse, grands magasins sont fermés pour cette journée totalement dédiée aux funérailles qui ne sont pas sans rappeler celles de Victor Hugo :

« Si la génération des hommes de 70 ans se souvient encore des funérailles de Hugo (…) nous garderons toujours quant à nous, au plus profond de notre mémoire, la vision de cette pâle matinée où la dépouille de Paul Doumer suivie par tous les grands de la Terre et saluée par tout le peuple de France s’acheminait vers un éternel repos. » 

Tel un feuilleton, la narration de la journée se fait sur plusieurs pages dans la plupart des journaux avec des « à suivre ». De L’Élysée à Notre-Dame et de Notre-Dame au Panthéon avec un discours d’André Tardieu, Président du Conseil (avant d’être remplacé quelques jours plus tard par Edouard Herriot), qui retrace la vie glorieuse et patriote de Doumer, républicain modéré comme lui. 

Nouveauté technique, ce discours est retransmis par haut-parleurs à l’extérieur permettant à la foule amassée de l’entendre mais aussi sur la TSF. Puis c’est la dernière étape vers le cimetière de Vaugirard auprès de ses fils à 13h. Beaucoup de gens viennent sur la tombe le jour même et les jours suivants. Le jeune rédacteur à la revue du théâtre Comœdia Frédéric Pottecher (futur grand chroniqueur judiciaire) livre ses impressions, restituant l’ambiance et l’émotion collective. Il termine ainsi :

« Il ne reste qu’une foule émue touchée au meilleur d’elle-même qui a maintenant compris la valeur de l’homme qu’elle avait perdu. 

Une balayeuse fait disparaître du sable dans la rue, c’est tout ce qui subsistait de cet immense défilé. Midi vient de sonner, le jour normal commence. » 

En parallèle des funérailles, il faut régler et le plus vite possible la succession du Président. La presse suit de près les préparatifs du Congrès de Versailles qui, le 10 mai – soit quatre jours seulement après l’attentat – rassemblera les deux chambres pour l’élection du futur président. De droite, Albert Lebrun déjà président du Sénat est élu sans véritable opposition car Paul Painlevé un temps candidat de gauche, s’est finalement retiré et ses seuls adversaires sont le socialiste Paul Faure et le communiste Marcel Cachin qui n’obtiendront que quelques voix.

« Qui est Gorguloff ? »

Autre image saisissante de l’assassinat du 6 mai 1932, celle du meurtrier Paul Gorguloff, visage tuméfié, totalement hagard sous la protection des gendarmes. Après son passage à l’acte, il a manqué de se faire lyncher par la foule.

Tout au long du mois de mai, la presse va s’employer avec plus ou moins d’intensité à retracer le parcours de vie de ce ressortissant soviétique pour tenter d’en percer l’épais mystère en se plongeant dans l’histoire récente du pays de la Révolution bolchevique. Fasciste ou communiste ? Fou ou conscient de ses actes ? Les questions vont bon train…

Originaire du Caucase russe, né en 1895, Paul Gorguloff exerce la médecine. Blessé au combat à la tête avec des séquelles lors de la Grande Guerre, il s’oppose farouchement aux révolutions de 1917 contre lesquelles il se positionne clairement en combattant aux côtés des armées dites « blanches ». La victoire des Bolcheviques l’obligera à s’enfuir. En Pologne puis en Tchécoslovaquie où, tout en continuant à étudier la médecine, il écrit aussi des textes littéraires et des poèmes, menant une vie « agitée » selon L’Intransigeant. Ce réfugié arrive ensuite en France grâce au passeport Nansen, qui aide les réfugiés à circuler pendant l’entre-deux-guerres. Installé à Paris, parlant un français médiocre, il tente d’exercer la médecine mais son diplôme n’est pas reconnu en France et il ne peut s’installer officiellement. 

On retrouve cet antibolchevique farouche fin 1931 sur la Côte d’Azur. A Nice, il reçoit un arrêté d’expulsion de l’Hexagone pour exercice illégal de la médecine. Si les éléments manquent sur sa pratique dans le sud-est de la France, on apprend toutefois que le 13 janvier 1932 Jean-Jules Remy, septuagénaire, meurt dans sa villa du quartier de Cimiez, à Nice, où il vivait avec sa jeune gouvernante qui avait justement trouvé un médecin russe pour venir soigner ses maladies. Ce médecin était Paul Gorguloff : le traitement prescrit à son patient était tellement mal adapté et insupportable que le septuagénaire en est mort

Gorguloff et son épouse – une Suissesse aisée rencontrée à Paris – se réfugient alors en Principauté de Monaco où ils restent quelques mois jusqu’au 4 mai 1932. Sur place, il se promène, joue au casino et dilapide l’argent de son épouse (40 000 francs). Exalté, délirant à ses heures, cet illuminé rêve d’instaurer en Russie un régime de type mussolinien et veut apparaître comme le Hitler russe pour diriger non plus l’URSS mais « l’Union des Grandes Russies ». Il a écrit en russe un livre à compte d’auteur sur le Parti national panrusse des paysans verts, ce qui lui a permis d’aller au Salon des écrivains combattants.

Le Petit Journal enquête précisément sur « la sanglante histoire du mystérieux parti des Verts », sous la plume de Xavier de Hauteclocque, connu pour ses qualités de journaliste d’investigation.

Apparu en 1919 dans le sud de la Russie, ce parti de paysans a essayé de chasser aussi bien les « Rouges » que les « Blancs » dans le contexte de la guerre civile à la suite de la Révolution de 1917. Mais ce mouvement s’est étiolé en 1921-22 avec les famines et la répression. Pour en savoir plus sur le meurtrier, le compte rendu de l’interrogatoire par Le Journal livre un compte-rendu détaillé de l’enquête de police : Gorguloff est né dans une famille paysanne du Caucase avant d’aller étudier la médecine à Moscou et d’être mobilisé en 1914 à l’âge de 19 ans dans le corps des cosaques à cheval. Blessé à la tête par l’explosion d’une grenade, il est hospitalisé mais repartira au front avant de reprendre ses études de médecine. 

Mais Gorguloff est-il Gorguloff ? Une importante polémique agite la presse dans les jours qui suivent l’attentat sur l’identité du meurtrier. Le 12 mai, Paris-Soir propose une enquête approfondie sur l’identité du terroriste sur les bases de révélations faites par un réfugié russe du Havre. La suspicion sur son identité entraîne un débat sur ses intentions réelles. Certes Gorguloff ne cesse de clamer son fascisme mais ne serait-il pas un agent provocateur à la solde du régime communiste ?

Les fantasmes à l’œuvre : complot communiste ou provocation des Russes blancs ?

En fouillant dans le passé de Gorguloff, les journalistes transformés en enquêteurs cherchent des accointances de l’assassin avec le communisme. Les échos de la Révolution de 1917 et l’installation du pouvoir soviétique suscitent de nombreuses interrogations en France. Si dans cette affaire on ne parle quasiment jamais de Staline – pas encore identifié comme le maître du Kremlin –, le communisme alimente bien des fantasmes. Il faut dire que le Parti communiste français et son organe L’Humanité sont alors dans une posture radicale, luttant contre les forces de la bourgeoise au nom de la lutte des classes.

Le Matin s’offusque de la présence de représentants de l’URSS aux obsèques de Paul Doumer car « les soviets le détestaient ». Ce que le quotidien rappelle à nouveau à sa « une » plus tard : « les soviets avaient voué à Paul Doumer une haine farouche ». Dès lors, Gorguloff ne serait-il pas en fait un commissaire du peuple ? La Croix ne cesse de développer cet argumentaire sans toutefois proposer des preuves. Le Journal enquête à Prague où le futur assassin était tenu pour un agent à la solde des soviets. Paris-Soir, de son côté, évoque un étrange retour en Russie en 1927. Il faudra un démenti soviétique pour repousser les accusations de machination. Le Matin apporte le témoignage d’un cosaque « fruste et inculte parlant à peine le français », réfugié devenu travailleur agricole près de Tarbes du nom de Ivan Lazareff, qui reconnaîtrait en Gorguloff un agent de la Tchéka, son tortionnaire en 1920.

Selon La Liberté, très engagé à droite, « le parti vert ne sert qu’à masquer l’activité suspecte de l’agent tchékiste Gorguloff ». La presse proche de l’extrême droite appuie fortement cette thèse, au point de faire de Gorguloff un espion communiste. L’Ami du peuple de François Coty estime que cet assassinat n’est le prélude à un assaut germano-soviétique contre la France et que Gorguloff est à la solde du Guépéou (GPU).

Face à ces suspicions, L’Humanité réagit avec vigueur en démontant tous les arguments avancés et en développant un autre argumentaire, selon lequel cet assassinat aurait été ourdi par les Russes blancs et le gouvernement français pour lancer une guerre entre la France et l’URSS.

« Le ‘Blanc' Gorguloff interrogé hier déclare avoir tué Doumer pour hâter la guerre contre les soviets. »

Le quotidien communiste insiste sur le fait que « le gouvernement ment, c’est lui qui a armé le bras du garde blanc assassin » en fustigeant ceux qui tente de faire passer Gorguloff pour un Bolchevik. Les communistes accusent ainsi « la bourgeoisie française » (et en particulier le gouvernement Tardieu) d’avoir payé de la tête du président Doumer son soutien aux Russes « blancs ».

Au final, toutes les polémiques (y compris bien plus tard jusqu’à nos jours) s’avèreront vaines : Gorguloff était clairement animé par des idées fascistes et antibolcheviques, illuminé par un nationalisme radical.

Autopsie d’un passage à l’acte

L’Œuvre, quotidien de gauche, dépêche immédiatement un envoyé spécial à Nice et Monaco d’où est arrivé Gorguloff. Reprenant l’interrogation du juge d’instruction Fougery qui s’occupe de l’enquête, Le Petit Parisien précise que Gorguloff est arrivé à Monaco le 25 décembre 1931. Celui-ci logeait avec son épouse à Monaco sur le boulevard de l’Observatoire (actuellement boulevard du Jardin exotique) dans un petit appartement de la villa horizon. 

Gorguloff est décrit comme un personnage renfrogné, « grand ours » craint par sa femme. Leur vie est celle d’un couple de « petits bourgeois ». Madame fait le marché le matin et part en « promenade » avec son mari l’après-midi, ne rentrant qu’au milieu de la nuit après notamment avoir joué au casino. De son attentat, sa femme – que les policiers monégasques sont allés chercher chez elle – ne semble pas au courant. Enceinte elle reste incrédule, ne sachant pas ce que faisait son mari parti dans l’urgence, ni là où il était. Depuis, inquiète, elle errait entre Monaco et Beausoleil. La nouvelle est un choc pour elle : le 9 mai, elle prend le train en gare de Monaco dans un compartiment de 1ère classe pour rejoindre Paris où une foule rassemblée la conspue

La presse va s’attacher à retracer avec plus ou moins de détails le funeste parcours tant géographique qu’intérieur qui a mené Gorguloff au meurtre. Le Petit Parisien lui donne la parole en reprenant l’interrogatoire du juge d’instruction :

« Dans le train m’amenant à Paris, j’ai prié tout le temps. Sur place, je suis allé à Notre-Dame invoquer le seigneur. J’étais dans un véritable état d’hypnose. Si bien que par suite d’un dédoublement de ma personnalité, je songeai plutôt à me suicider qu’à tuer. (…) 

J’adoptai un comportement étrange, espérant me faire arrêter par les policiers, il n’en fut rien. Le diable me disait tu te suicideras si tu veux mais après avoir tué le Président. » 

Gorguloff acheta un hareng saur qu’il croque à pleine dents, puis va dans un bar proche du boulevard Haussmann cherchant à s’enivrer avec une bouteille de cognac :

« Je cherchais à me mettre dans un état d’ivresse tel que j’aurais été incapable de marcher. (…) 

Sur place j’ai tiré sans m’en rendre compte. Je n’ai cessé d’être tyrannisé par cette idée de tuer. Mon âme est triste jusqu’à la mort. 

J’ai tué car j’étais désespéré de voir que la France n’intervenait pas contre les soviets pour délivrer mon malheureux pays. »

Mais lorsqu’on lui demande « pourquoi Doumer ? », Paul Gorguloff dit s’être trompé pensant que le président était tout-puissant en matière de politique étrangère et précise qu’il n’a  aucune haine envers lui. Il précise aussi qu’il ne fait partie d’aucune organisation et qu’il a agi seul. Une valise est là, la sienne, le magistrat l’ouvre et en sort un drapeau de soie verte bordé de franges noires et portant en son centre une croix de saint-Georges rouge à disque noir.

« Gorguloff bouleversé se mit à hurler de désespoir et bégaya ‘vive la Russie nationaliste ! Tout est fini maintenant, tout est perdu', il se précipite sur le morceau de soie verte qu’il embrasse éperdument en disant ‘c’est pour ça que j’ai tué c’est pour ça que j’ai donné ma vie’. 

Et il se reprit à sangloter sans arrêt. » 

L’instruction du juge Fougery touche à sa fin début juin 1932, moins d’un mois après l’assassinat. Les experts aliénistes considèrent que Gorguloff est absolument responsable de son acte. Mais beaucoup de discussions, controverses, demandes de révision ont cours à ce sujet qui passionne la presse, laquelle ne cesse de s’interroger. La Dépêche de Toulouse : « L’assassin de Paul Doumer ne fut-il qu’un illuminé ? ». Le Radical du Vaucluse : « Est-il fou ? ».

Procès express : guillotine en action et en direct

Dans sa cellule à la prison de la santé dans le XIVe arrondissement, Gorguloff écrit ses mémoires en prison « dans un français correct mais bourré de fautes d’orthographe ». Après de nombreuses tergiversations, le procès de « l’odieux assassin contre la France » est fixé le 25 juillet 1932 aux Assises de la Seine sous l’autorité du président Dreyfus et du procureur général Donat Guigue. 

A nouveau, le parcours du prévenu est rappelé aux lecteurs. L'Excelsior s'interroge : « quel homme est Gorguloff ? Monstre d’incohérence, de feinte candeur, d’orgueil effroyable ». On insiste sur son côté mégalomane du personnage qui avait l’ambition de faire une alliance entre « son parti de seulement 40 hommes » et la France.

Présente dans la salle Madame Gorguloff « très enceinte » pleure et se lamente. A Monaco, elle a vendu son pauvre mobilier pour subvenir à ses besoins : un lit de fer, une commode délabrée et un phonographe achetés par un brocanteur monégasque. À la barre, elle défend son époux, disant qu’il est doux tandis que lui s’excuse en larmes auprès d’elle affirmant « c’était mon idée ». Madame Gorguloff explique qu’une dizaines de jours avant son passage à l’acte, son mari commence à avoir des comportements et des phrases bizarres.

Bien défendu par l’avocat Henri Géraud qui met en lumière son statut de réfugié et son ardent patriotisme, celui que l’on surnomme le « Raspoutine de l’émigration » marmonne encore « j’ai fait ça pour mon idée » après le réquisitoire de procureur général Guigue.

Sa condamnation à mort ne fait pas de doute, ce que confirme le verdict rendu le 27 juillet. Et même s’il signe un pourvoi en cassation (qui sera rejeté), même si sa femme essaie de réviser le procès en essayant de faire valoir que certains témoignages étaient des faux (sans succès) le cœur n’y pas.

Paul Gorguloff est donc exécuté au petit matin du 14 septembre 1932. La scène se passe sur le boulevard Arago, à proximité de la prison de la Santé. La nuit a été longue. Vers trois heures du matin, deux ouvriers montent à la hâte une guillotine. De nombreux barrages avaient été placés, surveillés par des policiers nerveux. Derrière, la foule étant de plus en plus dense, un cordon de police avait été placé à Denfer-Rochereau. Parmi ces dizaines de milliers de curieux, noctambules ou sortis spécialement pour l’occasion, des groupes s’efforcent d’approcher au plus près le mur de la prison de la Santé au pied duquel le l’assassin de Paul Doumer doit être exécuté. 

Au petit matin, Paul Gorguloff est réveillé en apprenant le refus de son recours en grâce. On lui rase la nuque et, sans émotion apparente, il est conduit à une petite chapelle où le pope Léon Gillet commence un office religieux au cours duquel Gorguloff communie. Un bref et étrange dialogue s’instaure entre les deux hommes, tantôt en russe tantôt en français, souvent fait d’incohérences. Le bourreau et ses aides ont pris place boulevard Arago. Chemin faisant le condamné parle :

« Je n’ai pas peur de mourir, je meurs pour mon idéal, la Russie ne mourra pas, je n’en veux pas à la France (…), dites à ma femme que je l’aime, je lui demande pardon, qu’elle élève notre fils dans les idées antibolcheviques.

J’espère que ce sera un garçon car je veux qu’il soit médecin. » 

Une fois Gorguloff parvenu à l’échafaud, les gardes à cheval du peloton mettent sable au clair.

« La cloche d’un couvent voisin tinte, un coq chante. Précédé de ses avocats et du pope qui lui donne l’accolade, Gorguloff s’installe sans sourciller. Lorsque la guillotine s’enclenche, il s’écrie ‘pardon à tout le monde, la Russie ma patrie…’ »

Le corps et la tête sont rassemblés et placés dans une modeste bière en sapin que récupérera son épouse. Il sera enterré au cimetière d’Ivry, dans le quartier spécial des condamnés à mort.

Épilogues

Plusieurs épilogues vont ponctuer la médiatisation passionnée de l’assassinat de Paul Doumer que l’on pourrait aussi nommer « l’Affaire Gorguloff ». D’abord la vieille antienne de l’entrée trop facile de terroristes étrangers indésirables sur le sol français est au cœur des discussions. L’Écho de Paris questionne : « pourquoi les interdits de séjour reviennent-ils ? ». Car Gorguloff refoulé hors de France, avait trouvé asile à Monaco avant de revenir en France commettre son attentat. On annonce que des mesures seront prises pour durcir les conditions d’entrée et de sortie des étrangers.

Deuxième épilogue, des nouvelles de la famille Gorguloff : son épouse accouche le 8 novembre 1932 en Suisse où elle réside désormais. Gorguloff souhaitait un garçon, mais c’est une fille, Sonia Anne-Marie. Moins réjouissant, la mère de Gorguloff, retrouvée par les soviets à Riga âgée de 82 ans, « vieille paysanne ridée », avait confirmé que son fils était bien l’assassin de Paul Doumer. Après l’exécution de son fils, on annonce qu’elle est arrêté en Russie pour avoir volé une petite quantité de froment appartenant à un kolkhoze. Elle sera finalement liquidée sur ordre du Guépéou.

On retiendra alors l’intensité médiatique de ces instantanés de 1932 autour de la plus haute fonction de la République française : un président qui s’effondre sous les balles, sa dépouille mise en scène, ses funérailles grandioses, son meurtrier interrogé, jugé et immédiatement exécuté. Le tout dans une année charnière pour la France et dans les relations internationales.

Parfois négligée dans les grands moments de l’histoire, la mort de Paul Doumer engendre pourtant bien des problématiques à venir comme la question du terrorisme, celle des fascismes et du communisme, les relations entre France et URSS, la question des réfugiés, la place des grands hommes et la question de la peine de mort.

Léon Daudet dans L’Action Française n’hésitera pas à faire le parallèle entre l’assassinat de Doumer en France et la montée d’Hitler en Allemagne comme les signes avant-coureurs de « temps nouveaux »…

Pour en savoir plus :

Henri Barbusse, J’accuse, l’armée blanche en France, un Etat dans l’Etat, Paris, 1932

Yvan Gastaut, La représentation des migrants et des réfugiés dans les médias. Le poids des stéréotypes, France Terre D’Asile, Notes de l’Observatoire, n°6, novembre 2011

Amaury Lorin, « Un ‘régicide républicain’ : Paul Doumer, le président assassiné », in : Criminocorpus

Amaury Lorin,  Paul Doumer : la République audacieuse, Ceyzérieu, Champ Vallon, 2022.