Interview

Les anarchistes de la Belle Époque, des masculinités à part ?

le 28/02/2024 par Clara Schildknecht, Mathilde Castanié - modifié le 27/03/2024

Prônant l’émancipation de tous les carcans de l’État bourgeois, les mouvances anarchistes qui essaiment à la Belle Époque présentent-elles des masculinités et des rapports hommes-femmes différents de ceux de la société qu’elle combat ? Conversation avec Clara Schildknecht.

Clara Schildknecht est enseignante. Issu de son M2 soutenu à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Hardi, compagnons ! Masculinités et virilité anarchistes à la Belle Époque est paru aux éditions Libertalia en 2023.

Propos recueillis par Mathilde Castanié.

RetroNews : Un travail sur les masculinités concerne-t-il, selon vous, uniquement les hommes ? 

Clara Schildknecht : Non ! Si l'on travaille sur les masculinités on travaille sur le genre, et sur la domination d’un genre sur l’autre. Travailler sur les masculinités c’est travailler les masculinités dans leur rapport aux autres et au genre féminin. Sans verser dans des catégories essentialisantes, il faut ici mettre en lumière les dominations de genre.

Vous avez travaillé à la fois sur les masculinités et sur la virilité anarchistes à la Belle Époque. Pourquoi avoir ainsi dissocié la virilité des masculinités ? 

Dans le livre, j’ai utilisé la même dissociation que différentes chercheuses qui ont travaillé sur les masculinités, notamment Haude Rivoal. C’est important politiquement de les dissocier. Les masculinités sont différentes façons d’incarner un genre masculin, alors que la virilité serait un idéal un peu inatteignable. La virilité est le système de références qui crée une domination d’hommes sur les femmes et d’hommes sur d’autres hommes. C’est important de ne pas les confondre. Si on les confond, cela reviendrait à dire que la virilité serait juste une incarnation de la masculinité, tandis qu’il existe plusieurs masculinités comme différentes formes d’incarnation.

La virilité anarchiste serait-elle selon vous une virilité de classe ? 

C’est justement la question du premier chapitre. Est-ce qu’on arrive à trouver une virilité anarchiste qui serait autre que celle de la classe ou de l’âge ? Et la réponse n’est pas totalement tranchée. Une virilité de classe se rejoue, mais les anarchistes ne forment pas un parti avec une idéologie unique. C’est une nébuleuse de personnes, de pratiques, et de théories différentes. Il y a des anarchistes qui rejouent une virilité de classe, notamment les syndicalistes ouvriers, dans Le Père Peinard autour d’Émile Pouget.

Mais d’autres personnalités plus théoriciennes, plus intellectuelles, ne partagent pas la même virilité. Il existe aussi une virilité de personnes savantes. Et puis la virilité anarchiste est une virilité militante, avec toutes ses formes qui dépassent la classe : l’apparat militant, la posture, le positionnement par rapport aux ennemis, forces de l’ordre et royalistes.

Les régimes de genre sont-ils aussi des régimes alimentaires ou y a-t-il des manières spécifiques de se nourrir en tant qu’homme anarchiste ? 

Oui chez certains, notamment les individualistes et les néo-malthusiens (qui peuvent être aussi considérés comme des individualistes). Pas chez tous les individualistes mais chez ceux intéressés par les théories dites « scientistes », qui posent le rapport au corps, aux substances addictives, à l’alimentation, on retrouve des comportements alimentaires spécifiques. Par exemple lorsque Rirette Maîtrejean arrive pour la première fois dans la communauté de Romainville à la mort de Libertad en 1908, les camarades lui donnent une liste d’aliments prohibés, incluant notamment les produits considérés comme addictifs : café, thé, sucre, alcool.

Il y a une conception du vivre bien, du vivre en homme et militant sain, car la question du corps va avec celle de l’esprit. Vivre bien va avec raisonner ses besoins, rationaliser son alimentation, et la plupart sont ainsi végétariens. Au niveau de la construction du genre, l’homme raisonnable et raisonné est celui qui a réussi à contrôler ses pulsions.

Le militantisme anarchiste reconfigure-t-il également les sexualités, les conjugalités, les vies affectives ? 

Oui, il y a énormément de théories et de tentatives de théorisation à ce propos. Dès le début des théories anarchistes, il s’agit de l’un des principaux axes de luttes – contre le mariage bourgeois et la morale chrétienne. La première institution à attaquer, c’est le mariage. Les anarchistes prônent l’amour libre, mais les différentes manières de le concevoir divergent. Certains, comme Émile Armand, vont jusqu’à élaborer des théories sur la camaraderie amoureuse dans laquelle tous les compagnons se donneraient du plaisir, au point de ne pouvoir même dire non. Car dans sa conception, en tant que bons compagnons, pour pallier la misère sociale, affective et sexuelle, on ne peut refuser ses faveurs à un camarade.

Pour certains, la virilité signifie la multiplication des partenaires sexuels et amoureux. Le cas le plus frappant, que l’on retrouve le plus dans les rapports de police, est celui de Libertad qui vit en concubinage avec deux femmes en même temps – deux sœurs – avec qui il a un enfant. Mais prôner l’amour libre reste dans tous les cas une lutte contre la contrainte du mariage bourgeois.

Les anarchistes de la Belle Époque entretiennent-ils également un rapport spécifique à l’homosexualité ?

De prime abord je dirais que non, mais il y a des particularités. Le courant anarchiste est même l’un des plus fervents opposants à l’homosexualité de son temps, car le deuxième ennemi après le mariage, c’est la vie militaire, la caserne, où les officiers sont des aristocrates. L’homophobie se ressent ainsi dans les attaques contre la caserne, affirmant que les militaires sont pervertis par l’homosociabilité : la classe ouvrière est aux mains des nantis dont la vie est si passive qu’ils en deviendraient pervers, et les enfants de prolétaires deviendraient ainsi des sodomites. C’est un véritable argument des anarchistes : si vous ne voulez pas que votre fils devienne pédéraste, ne le laissez pas partir au service militaire. L’homophobie devient ainsi une attaque de classe.

Dans les années 1930, Émile Armand se défait de cette vision homophobe. Il faut espérer un travail d’histoire sur homosexualité et anarchisme au cours d’un long XIXe siècle, car on ne peut pas exclure qu’il y ait eu des relations entre militants. Je ne dis pas que c’est certain car les sources que j’ai consultées ne l’indiquent pas, mais c’est possible.

Alors que les anarchistes sont antimilitaristes et antiautoritaires, votre travail retrace la trame d’une certaine militarisation du discours dès les années 1880. Cette évolution – bien que les soldats ne soient pas des militaires – est-elle à comprendre comme une performance de genre, excluant de fait les femmes ? 

Tout à fait. Les anarchistes sont « en guerre » contre l’État français, un système inégalitaire et injuste. Les années 1880 voient une guerre sociale menée par des hommes qui posent des bombes, notamment Auguste Vaillant à l’Assemblée nationale. Dans les années 1890, le syndicalisme révolutionnaire émergeant poursuit cette guerre, et porte intrinsèquement la conception d’une forme de discipline militante organisée, qui peut s’apparenter effectivement à une forme de militarisation du discours. Elle s’inscrit dans l’imaginaire du « Grand Soir » qu’Aurélie Carrier a bien étudié.

Cela nous rappelle aussi que, comme dans le cas de la caserne excluant les femmes, la vie du militant anarchiste en guerre contre l’État comporte aussi une homosociabilité extrêmement forte.

Y a-t-il un travail des apparences spécifique de la part de l’anarchiste viril ?

Il y a en effet des looks anarchistes, liés aux modes de leur temps, mais qui s’en détachent. Ces looks fonctionnent relativement à l’appartenance des groupes – on remarque cela encore aujourd’hui. Le look anarchiste de la fin du XIXe siècle se compose d’une moustache, d’une lavallière noire, de longs cheveux, d’un complet en velours et d’un chapeau à larges bords. On peut lire des rapports administratifs comme syndicalistes du début du XXe siècle décrivant les individualistes qui gravitent autour du journal L’Anarchiste comme étant « hirsutes », « mal peignés », à la barbe longue et broussailleuse et habillés de manière négligée.

L’anarchisme reconfigure-t-il également les normes de genre féminines ? 

Oui, et non. Il y a des tentatives d’émancipation, surtout dans les milieux individualistes où les femmes s’offrent une plus grande mobilité de mouvement en enlevant leur corset. Anna Maé, par exemple, fonde et dirige le journal Anarchie à bout de bras pendant des années. Maîtresse d’école, elle crée des écoles populaires ainsi qu’une université populaire rue du Chevalier-de-la-Barre.

Des personnalités féminines très fortes sont donc bien présentes, mais s’inscrivent toujours dans un système d’inégalités. Car la division du travail militant n’a ici rien de révolutionnaire : les tâches restent sexuées et la reconnaissance est bien plus tournée vers les hommes. Si une femme s’accapare l’apparat masculin, elle est très vite attaquée, considérée comme folle et agressive. Les personnalités féminines qui se détachent de ce système étant rares, on peut leur tourner le dos très vite.

La reconnaissance virile des anarchistes entre eux passe-t-elle aussi par l’expérience répressive ? 

La case prison fait effectivement partie de l’idéal viril anarchiste, tout comme s’être fait molester par la police... Sinon, on n’est pas un compagnon anarchiste crédible. La prison est aussi le lieu de la réaffirmation de ses convictions dans l’épreuve. Mais là encore, c’est un lieu d’entre-soi masculin, où se réaffirment les liens d’homosociabilité évoqués précédemment. Les apparats de la virilité militante sont aussi faits d’exploits culottés, d’expérience répressive et carcérale.

Comment constituer un corpus de sources, alors qu’il n’existe pas un carton d’archives sous la dénomination de « virilité » ou de « masculinité » ?

Il faut une méthode rigoureuse au vu de la quantité et la diversité des sources. Concernant la presse, je recommande d’élaborer une stratégie en amont au vu de la masse de journaux. Il faut traquer l’évènement, chercher des moments parlants, sélectionner des dates importantes comme les Premiers Mai, les manifestations mémorielles de la Commune, les arrestations connues, les attentats, etc., puis croiser les titres : Le Libertaire, Le Père Peinard et L’Anarchie sur un même évènement, par exemple. À partir de là on peut repérer les différentes postures, les différentes lectures. Avec de la chance, on peut aussi croiser ces journaux avec des mémoires militants et les rapports de police. C’est un long travail, mais c’est plus simple de suivre le squelette élaboré en amont lorsqu'on sait quels points soulever.

D’autre part, faire de l’histoire du genre pose la problématique de chercher à partir d’un questionnement situé dans notre époque. En tout cas, partir avec une grille de lecture en main est assumé.

Hardi, compagnons ! Masculinités et virilité anarchistes à la Belle Époque est paru aux éditions Libertalia en 2023.