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Traces d’une anarchiste : Sophia Kropotkine dans la presse française

le par - modifié le 16/04/2024
le par - modifié le 16/04/2024

Sophie Ananiev, dite Sophie Kropotkine, épouse du théoricien libertaire Pierre Kropotkine, infatigable militante, fut invisibilisée jusque dans les Mémoires de ce dernier. Entre les années 1880 et 1940, la presse nous permet pourtant aidant d’esquisser une trame biographique de cette anarchiste de premier plan.

Sophia Grigorievna Ananiev-Rabinovich voit le jour en 1857 à Kiev. Issue d’une lignée juive, en pleine période de pogroms, elle subit probablement l’oppression religieuse d’une société russe chrétienne et largement antisémite. Fille d’un père exploitant minier en Sibérie, elle est aussi confrontée aux rapports de dominations entre les classes.

Ayant reçu une bonne éducation, elle développe jeune des idées progressistes et entre en conflit ouvert avec ses parents, qu’elle quitte autour de ses dix-huit ans.

Suivant la vague d’étudiantes russes anti-tsaristes interdites d’université dans l’Empire, elle fuit vers l’Europe occidentale pour poursuivre ses études scientifiques. C’est à Berne, en Suisse, qu’elle pose ses bagages. Elle y côtoie alors dans les cafés tout un melting-pot international fortement politisé, composé d’ex-communardes et communards, d’anarchistes, de marxistes ou encore de « nihilistes » russes, qui font du tapage dans les rues de Berne, Zürich ou Genève et contribuent à faire émerger la légende noire d’une Suisse « foyer de toutes les conspirations ».

C’est probablement au détour d’une manifestation qu’elle fait la rencontre de Pierre Kropotkine, « nihiliste » en fuite alors en charge de la publication du journal libertaire Le Révolté à Genève. Il et elle se marient en octobre 1878 et mènent une relation à distance, entrecoupée de moments de complicité et de disputes de couple. Dès cette époque, l’avis politique de Sophie est largement pris en compte par Pierre, qui la consulte à l’occasion de chaque article qu’il écrit. A peu près inconnue par l’opinion publique, elle décide néanmoins de suivre son époux lorsque celui-ci, suite aux pressions menées par les officines du tsar en Russie, est expulsé de Suisse par les autorités fédérales. Tous deux traversent alors le lac Léman et s’installent sur sa rive française.

A Thonon, Sophie s’occupe du chalet loué par le couple et alterne entre réceptions d’amis – principalement des exilés russes – et allers-retours à Genève, où elle suit des cours et voit un médecin pour son frère Anatoly, atteint de tuberculose et alité chez elle.

A la fin 1882, le couple est éclaboussé par le vaste coup de filet opéré par les autorités françaises dans le milieu anarchiste lyonnais. Encouragée par les discours affolants de la presse de droite, la Sûreté générale resserre sa surveillance sur le couple et se voit attribuer pour mandat de mêler coûte que coûte Pierre Kropotkine au futur « procès des 66 ». A la surveillance succèdent donc des opérations de police qui affectent particulièrement Sophie, et la voient émerger significativement sur le plan médiatique.

Le 15 décembre 1882, elle est arrêtée en gare de Thonon et subit une fouille au corps infamante, alors qu’on l’accuse de faire passer des directives de son mari aux révolutionnaires vivant en Suisse par l’intermédiaire de son petit panier en osier. A cela succède immédiatement une violente perquisition du « chalet des Charmilles ». Son frère Anatoly décède dans la nuit du 19 au 20 décembre, provoquant un tollé dans la presse de gauche qui estime que la police de la République est fautive.

Sophie revient sur cette séquence lors d’un entretien qu’elle accorde au Petit Lyonnais au mois de janvier 1883 :

L’enterrement en question sera par ailleurs couvert par la presse quelques jours plus tard, faisant la part belle à la « princesse Kropotkine », désormais esseulée :

Sophie débarque à Lyon par le chemin de fer à la fin décembre 1882, après avoir passé quelques jours en Suisse en compagnie d’Elisée Reclus, le célèbre géographe anarchiste et grand ami de Pierre. Logée successivement et sur ses propres deniers dans un grand hôtel de voyageurs à proximité de la gare de Perrache, puis dans un garni modeste du 5 rue Henri IV, Sophie est épiée dans ses moindres faits et gestes. La police joue un rôle important dans cette surveillance soutenue, et peut compter sur l’appui d’un grand nombre de supplétifs civils – gérant et employés d’hôtel d’une part, propriétaire et voisins malintentionnés de l’autre – que la présence de la « princesse Kropotkine » importune, pour obtenir des détails sur ses déplacements dans la ville, ses réceptions privées, voire ses propos.

C’est en effet en grande partie depuis ses différentes chambres que Sophie agit, non seulement pour son époux, mais également pour ses codétenus. Elle y reçoit des fonds venus de toute l’Europe, y prépare des colis pour la maison d’arrêt de Saint-Paul et y accueille bon nombre d’activistes de Lyon et d’ailleurs. Pêle-mêle y défilent Elisée Reclus, Gustave Lefrançais, les épouses de Pierre Martin et d’Émile Gautier, ou encore des « compagnons » envoyés par l’épouse de Toussaint Bordat, l’un des meneurs du mouvement anarchiste lyonnais, lui aussi emprisonné.

Certains invités dorment même sur place : c’est par exemple le cas de sa cousine Lili Ananiev et de son époux Jacob Konstantinovski, exilés russes et juifs venus de Marseille pour soutenir Sophie lors du procès, ou bien encore de Louise Michel, alors en pleine tournée de meetings au profit des prévenus de Lyon.

Pénétrer cet espace intime et politique devient alors un fantasme médiatique assez malsain, principalement pour certaines feuilles hostiles à Pierre Kropotkine et aux anarchistes, qui assiègent le salon de compagnie de l’Hôtel du Parc et de Bordeaux. Alors que Sophie les congédie pour la plupart, Le Figaro se distingue en parvenant à en revenir avec un entretien. En découle un article largement sexiste, où l’on peut lire :

« Chez nous, on ne dit jamais d'une femme, qui vous a fait l'honneur de vous recevoir, qu'elle n'est pas jolie, surtout si cela doit s'imprimer. Je dirai simplement que la princesse a vingt-huit ans, qu'elle est petite, brune, que les traits du visage sont fatigués.

J'ajouterai encore qu'elle n'a rien du type slave ; elle tient plutôt de la race tartare. La figure est anguleuse, la paupière mince, le front bas, la bouche plate ; le teint est jaune. […]

Lorsque les gens du Midi veulent exprimer un sentiment de pitié bienveillante à l'égard d'une personne qui les a douloureusement émus, ils disent presque toujours : ‘la pauvre !’ si c'est d'une femme qu'il s'agit. Eh bien, ce fut ce mot qui, tout naturellement, me vint aux lèvres, quand je vis la princesse. »

Le soir, dans les rues des quartiers populaires de la Guillotière et de la Croix-Rousse, Sophie fait aussi l’expérience du tumulte des réunions politiques, au faîte de l’activité d’une « commission de répartition des secours aux familles des détenus politiques » organisée en réaction au « procès des 66 ». Elle accompagne ainsi son amie et compagnonne Louise Michel sur l’estrade lors de deux meetings, l’un le 18 janvier 1883 à la « salle de l’Élysée », rue Basse du Port-au-bois, et l’autre le 19, quelques heures après le jugement, à la salle de la Perle, au cœur du quartier des Canuts.

A chaque fois les lieux sont noirs de monde, l’ambiance est électrique  – un caillassage des vitres est même organisé par la police le 19 –, et pour ainsi dire très masculine. Les bravades sont nombreuses, et il est impossible pour une femme autre que Louise Michel de s’y exprimer convenablement. Sophie y est tour à tour acclamée et chahutée. Le plus important pour elle se joue en effet après ces bains de foule, lors des discussions qu’elle a avec sa compagnonne communarde, ou bien lors de la réunion privée à laquelle elle prend part le 18 au soir chez un débitant de boissons avec le noyau restreint de la commission.

C’est lors des audiences au Palais de justice – entièrement militarisé pour l’occasion – que Sophie Kropotkine trouve finalement assez de marge de manœuvre pour ses coups d’éclat. Elle tente en effet à plusieurs reprises de perturber le déroulement du procès, ce qui ne manque pas d’attirer les regards des journalistes présents en nombre dans la partie avant de la salle des Assises. Ceux-ci retranscrivent ces « incidents » une nouvelle fois d’un trait machiste et misérabiliste :

Parmi les bancs de la presse, sont également présents des dessinateurs qui immortalisent son visage :

A la mi-février 1883, Sophie part pour Paris, où elle compte bien faire pression sur les autorités pour obtenir un adoucissement de la peine de son époux. Hébergée par le frère d’Élisée Reclus, on la retrouve en mars dans les couloirs du palais Bourbon, négociant avec un homme d’État.

Elle y répond également aux rumeurs répandues par la presse concernant la perquisition de décembre 1882, en envoyant une dépêche à L’Intransigeant. A partir du transfert de Pierre Kropotkine et de ses compagnons les plus sévèrement condamnés à la maison centrale de Clairvaux, dans l’Aube, Sophie entame une double vie éreintante. Simultanément, elle poursuit un doctorat ès sciences à la faculté de médecine de Paris sous la direction du chimiste Charles Adolphe Wurtz, tout en faisant de longs allers-retours pour voir son époux. Chargée d’ouvrages provenant des bibliothèques parisiennes, elle pose alors à intervalles réguliers ses bagages à l’Hôtel Bernard, véritable pôle d’échanges entre les familles des détenus politiques (comme de droit commun), situé face aux murs de la prison.

Finalement, début 1884, face à la dégradation de l’état de santé de son mari, elle s’y fixe définitivement, et obtient quelques largesses de la part du directeur de la prison, pouvant notamment visiter librement son mari dans le jardin attenant à son appartement. Plusieurs échos de ces séjours sont relayés par la presse. Parmi eux, celui produit par une autre visite d’un correspondant du Figaro à la « princesse » , en février 1884, dans le salon de l’auberge :

Quand en janvier 1886 la grâce présidentielle est prononcée pour Pierre, Sophie fait publier dans L’Intransigeant sous forme de feuilleton une nouvelle autobiographique qui revient sur son expérience clairvalloise.

On relève une dernière fois la présence de Sophie à Paris en février, lorsqu’elle accompagne Pierre à la salle Lévis pour une conférence. Après cela, elle disparaît à peu près entièrement de l’espace médiatique francophone pour une quarantaine d’années.

Il faut dire que nouvellement installée à Londres avec son époux, elle attend un enfant qui viendra finalement au monde en avril 1887. C’est principalement Sophie qui s’occupe de l’éducation de la petite Alexandra – nommée ainsi en hommage au frère de Pierre –, et sort pour ainsi dire assez peu des différents logements que la famille Kropotkine occupe alors dans la banlieue londonienne. Sur son temps libre, elle fait œuvre d’éducation populaire en donnant des cours de biologie et de physiologie végétale aux femmes du quartier. Elle s’adonne également à la rédaction et à la traduction d’articles scientifiques, et produit même quelques textes politiques, notamment sur la place des femmes en Russie.

En 1898, elle signe en son nom propre un texte collectif – relayé par la presse française – adressé au gouvernement italien pour protester contre la condamnation d’Errico Malatesta. On la retrouve également impliquée dans certains événements politiques de grande ampleur à Londres, lors desquels elle prend la parole en public, notamment autour de la première révolution russe de 1905. En septembre 1906, le journal Le Siècle semble être  le premier à désigner explicitement Sophie en tant que « révolutionnaire », bien que son action soit toujours assimilée à celle de son mari d’une manière ou d’une autre :

C’est à la fin de sa vie que Sophie réapparaît franchement sur le devant de la scène journalistique, au moment où elle et Pierre retournent en Russie, dominée depuis peu par les bolcheviques. Dans leur maison de Dmitrov, en périphérie de Moscou, les deux époux et leur fille vivent une vie austère, rythmée par les restrictions, les rationnements et les conflits avec la Tchéka ou les responsables locaux. Il et elle comptent parmi les opposants les plus influents au régime imposé par Lénine, et des anarchistes du monde entier leur rendent visite – c’est le cas par exemple d’Emma Goldman.

A la mort de Pierre en 1921, Sophie prend en charge sa mémoire et poursuit son œuvre de propagande. Aux funérailles, pour lesquelles le régime a exceptionnellement libéré une délégation de libertaires russes, elle prononce un discours remarqué sur la tombe de son époux. Dans la foulée, elle prend la tête d’un « Comité pour la Mémoire de P. Kropotkine » qui « réunit tout document ayant trait à Pierre Kropotkine : ses œuvres, les écrits concernant ses travaux ou sa personne, tout ce qui se rapporte à l’expansion de ses idées dans le monde entier ».

Dans sa dernière demeure, elle ouvre un musée qui constituera pendant plusieurs années un pôle autonome et non-conformiste au cœur de l’URSS, alors qu’on la considère elle-même comme l’une des ultimes interlocutrices du mouvement anarchiste russe :

Effet de la censure de fer des années staliniennes, sa mort, ainsi que celle de son musée, brutalement fermé par les autorités soviétiques, ne semblent arriver à la connaissance des compagnons occidentaux qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Il est probable à ce titre que Sophie se soit plutôt éteinte à un âge avancé en 1941, en pleine invasion nazie de l’URSS : faute de sources, nous ne pouvons néanmoins le confirmer.

La suite de l’histoire, nous en connaissons la teneur : une longue période de négligence, y compris au sein du martyrologe libertaire, qui enferme sensiblement Sophie et son héritage dans l’ombre du « grand homme » Pierre. Du moins, jusqu’à maintenant...

Pour en savoir plus :

ARIFON Quentin, Pierre et Sophie Kropotkine. Vies réprimées sous la Troisième République (1881-1905), mémoire de M2 soutenu le 5 juillet 2022 à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, sous la direction d’Eric Fournier

AVRICH Paul, Les anarchistes russes [1967], Nada, 2020

WOODCOCK George, AVAKUMOVIC Ivan, Pierre Kropotkine, prince anarchiste [1953], Ecosociété, 2005

Freedomnews.org, « Sophia Kropotkin (and a trip to Hartlepool) »