Grands articles

1894 : le projet fou des Jeux Olympiques modernes en discussion

le 31/01/2024 par Léo Marchès
le 30/01/2024 par Léo Marchès - modifié le 31/01/2024

En juin 1894 se prépare à la Sorbonne un congrès visant à la réalisation d’une idée aussi ambitieuse que fantastique : la tenue des premiers Jeux Olympiques modernes, presque 2000 ans après ceux de la Grèce antique.

C’est deux ans plus tôt et déjà à la Sorbonne que le baron Pierre de Coubertin présente l’idée de ressusciter les Jeux Olympiques, le 25 novembre 1892. Plusieurs compétitions d’ampleur ont déjà été organisées à partir des années 1850 : les Wenlock Olympian Games en Angleterre et les jeux Zappas à Athènes, notamment. Mais le projet d’ « athlétisme international » de Coubertin est différent, comme en atteste son discours fondateur ce 25 novembre 1892 :

« Il est évident que le télégraphe, les chemins de fer, le téléphone, la recherche passionnée de la science, les congrès, les expositions ont plus fait pour la paix que tous les traités et toutes les conventions diplomatiques. […] Exportons des rameurs, des coureurs, des escrimeurs ; voilà le libre-échange de l’avenir et le jour où il sera introduit dans les mœurs de la vieille Europe, la cause de la paix aura reçu un nouvel et puissant appui. »

À la veille du congrès organisé du 16 au 23 juin 1894, le journaliste et auteur dramatique Léo Marchès commente ce projet encore pétri d’incertitudes et retranscrit son entretien avec Pierre de Coubertin. Ce dernier prévoit au départ une première édition à Paris, durant l’exposition universelle de 1900, mais l’habile émissaire grec Démétrios Bikélas réussit à faire organiser les premiers Jeux Olympiques modernes à Athènes en 1896 avant ceux projetés à Paris qui ont bien lieu en 1900.

LES JEUX OLYMPIQUES

 

« Il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! » dit un proverbe vieux lui-même comme le monde. Il paraît, en effet, que l’on se prépare à ressusciter, après une interruption de près de dix-neuf siècles, ces jeux olympiques chers aux contemporains des Périclès et des Alcibiade.

C’est du moins ce que nous apprenait récemment une carte d’invitation au congrès international qui doit s’ouvrir le 16 juin prochain à quatre heures dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne sous la présidence de M. le baron de Courcel, sénateur.

J’avoue que la lecture de cette carte m’a laissé rêveur. Rétablir les jeux olympiques !

De quelle façon entendait-on s’y prendre ? Allait-on revoir les lutteurs aux membres frottés d’huile, les gymnastes aux reins cambrés et les fiers coursiers guidés par d’habiles gentlemen excellant à conduire un char dans la carrière !

Et sous quel costume ? Le vêtement ultra-primitif des athlètes grecs serait-il remplacé par le caleçon de Marseille, le maillot de Tom Cannon ou la casaque bigarrée du jockey moderne ? Autant de points d’interrogation appelant une réponse que j’eus l’idée d’aller chercher auprès de M. le baron Pierre de Coubertin, le très aimable commissaire général du congrès pour le rétablissement des jeux olympiques.

« — Vous pensez bien, me dit M. de Coubertin, que nous n’avons jamais eu l’intention de rétablir les jeux olympiques tels qu’ils se pratiquaient dans l’ancienne Grèce. Ce serait ridicule et nous n’aurions aucune chance de succès. Nous avons seulement adopté cette expression parce qu’elle nous a paru synthétiser mieux qu’aucune autre notre but et nos aspirations. Nous aurions pu, pour être plus clairs, ajouter un mot et dire « les jeux olympiques modernes ». Car nous entendons rester modernes et nous occuper exclusivement des sports actuels. Il ne sera question ni de courses de chars ni de luttes dans un costume renouvelé des Grecs qui serait peu en rapport avec notre climat et nos mœurs, ni de disque, ni de pancrace, ni d’aucun des sports en usage à Olympie.

Mais il est un des caractères des antiques jeux olympiques que nous entendons conserver et c’est pourquoi l’expression adoptée par nous rend parfaitement notre pensée. Je veux parler de l’aspect de fête pacifique et internationale que revêtaient les réunions d’Olympie.

C’était une trêve générale ; toute hostilité était suspendue. Des représentants de tous les peuples de la Grèce se trouvaient rassemblés, apprenaient à se connaître et à s’apprécier.

Voilà ce que nous voudrions faire de nos jeux olympiques et aujourd’hui que la question du désarmement est à l’ordre du jour, ce côté de notre entreprise a bien son importance.

— Vous comptez sans doute organiser des réunions annuelles ?

— Pas du tout. Si nos jeux olympiques avaient lieu tous les ans, les réunions perdraient beaucoup de leur importance ; aussi, je pense que nous nous arrêterons à une périodicité soit de quatre ans, comme les Grecs, soit de cinq ans. La première réunion aurait lieu en 1900 à Paris, les autres de cinq en cinq ans, chaque fois dans une ville et un pays différents, de façon à contenter tout le monde dans la mesure du possible.

— Quels seront les sports représentés ?

— C’est précisément ce qui fera un des objets de nos discussions. Il est probable que le sport nautique jouera un grand rôle ; les sports athlétiques seront représentés ; peut-être aurons-nous une grande course de chevaux.

Enfin, rien n’est encore arrêté et nous ne déciderons du reste rien dans notre congrès. Il peut se faire en effet que tel ou tel sport qui jouit actuellement d’une vogue considérable ait disparu d’ici quelques années. Il y a une question qui nous préoccupera et que nous voudrions régler au préalable : c’est celle de l’amateurisme.

Vous savez que, dans chaque sport, il existe des amateurs qui courent pour des objets d’art et des professionnels qui courent pour des prix en argent. Chaque peuple comprend la chose à sa façon.

Nos sociétés nautiques, par exemple, estiment qu’il n’y a pas de déshonneur à toucher des prix en espèces ; elles voudraient donc qu’il ne fut fait aucune distinction entre amateurs et professionnels.

Les Sociétés anglaises au contraire sont intraitables sur ce point. Quiconque a touché un prix en argent est professionnel, quiconque a couru contre un professionnel même pour l’honneur le devient lui-même. Le professionnalisme est contagieux.

Enfin les Sociétés italiennes prennent un moyen terme. Les amateurs peuvent parfaitement se mesurer avec des professionnels sans perdre leur qualité d’amateurs du moment qu’ils ne courent pas pour des prix en espèces. Cette opinion a le mérite, tout en maintenant une distinction que beaucoup estiment nécessaire, de ne pas empêcher les meilleurs champions de chaque pays de se mesurer entre eux.

Il faudra choisir entre ces trois manières de voir et cela ne se fera pas sans discussion. »

Et pour terminer M. de Coubertin me remet la liste des délégués français et étrangers. Il y en a de tous les pays du monde, représentant les sociétés les plus diverses : la Société hellénique de gymnastique d’Athènes, la Federazione gimnastica italiana de Rome, la Nederlandsche Voetbal en Athletick Bond d’Amsterdam, la Victorian Amateur athletic association de Melbourne, la National Cyclist’s Union de Londres, l’Université d’Oviedo, et jusqu’à la Svenska gymastik forbündet de Stockholm, qui a envoyé pour la représenter deux officiers suédois. J’en passe et non des moins illustres.

Comme je l’ai dit plus haut, le congrès s’ouvrira samedi à la Sorbonne, dans le grand amphithéâtre. On y entendra d’abord un discours de M. le baron de Courcel, président, puis une causerie de M. Jean Aicard ; enfin une audition de l’hymne à Apollon, pour la première fois avec chœurs, sous la direction de MM. Gabriel Fauré et Théodore Reinach, clôturera la séance.

Le congrès durera huit jours. Pour joindre l’utile à l’agréable et rompre la monotonie des séances, les délégués seront conviés à plusieurs fêtes sportives, toutes plus intéressantes les unes que les autres. Après quoi chacun rentrera chez soi, et un comité international, composé d’un certain nombre de délégués du congrès, continuera l’œuvre commencée.

Mais il est un détail qu’on a, je crois, trop laissé dans l’ombre : autrefois les héros vainqueurs des jeux olympiques étaient célébrés dans le langage des dieux par Pindare. Les membres du congrès ont-ils songé à se procurer un poète pour chanter la gloire de leurs lauréats ? On demande un Pindare.

-LÉO MARCHÈS.