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La milicienne espagnole, incarnation de la « furie rouge » dans la presse française

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

L’implication des femmes parmi les combattants républicains espagnols a suscité de nombreux commentaires en France : à gauche, une bienveillance pour ces « Mariannes » ibériques ; à droite, une peur vis-à-vis de ces « provocantes » n’ayant « plus le goût d’être belles ».

La République avait en 1931, apporté aux Espagnoles des droits nouveaux, dont le droit de vote et le divorce. Conséquemment, les organisations de gauche accueillirent de nombreuses femmes, parfois organisées spécifiquement.

Lorsque le 18 juillet 1936 un coup d’État militaire essaie de renverser le gouvernement de Front populaire, les femmes participent à l’échec du soulèvement dans une moitié du pays. Dans le sillage de petits groupes de militantes organisées militairement, les Espagnoles ne sont pas exclues de la distribution des armes, les affrontements étant alors urbains. L’échec du coup d’État précipite l’Espagne dans la guerre civile, les combats se déplacent vers les campagnes, les militants se muent en miliciens, et nombre de femmes avec eux.

Archives de presse

La Guerre d’Espagne à la une, 1936-1939

Reportages, photo-journalisme, interviews et tribunes publiés à la une à découvrir dans une collection de journaux d'époque réimprimés en intégralité.

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En termes quantitatifs comme qualitatifs, ce phénomène est alors inédit en Espagne comme dans le reste de l’Europe. Cependant, selon l’historienne Mary Nash, le phénomène fut trop éphémère pour qu’il contribue à la formation d’un « nouveau paradigme féminin ». De fait, dès l’hiver 1936-1937, tandis que la régularisation de l’armée républicaine affecte l’ensemble de ses forces armées miliciennes, les femmes, déjà désarmées depuis l’automne, quittent les lignes pour rejoindre la « retaguardia », l’arrière-front et l’économie de guerre.

Pourtant, il faudra de nombreux rappels pour obtenir le licenciement des dernières femmes présentes au front.

Selon l’historiographie, il y eut un millier de femmes en armes durant l’été 1936, une estimation bien difficile à assurer puisque des centaines, des milliers d’autres, étaient également à proximité des lignes de combat, avec ou sans armes. Ainsi, en septembre 1936, la colonne des « Milices ferroviaires » de Madrid comptait 421 membres, dont « 6 femmes, 7 infirmières et 6 cuisinières ». Elles attirèrent immédiatement les regards et les objectifs.

La guerre d’Espagne fut le premier conflit à être largement et librement photographié pour un public de masse, grâce aux évolutions technologiques telles que les petits appareils Leica. Les miliciennes sont au cœur des objectifs. Pourtant, on les voit peu combattre. Bien au contraire, à l’instar des clichés mondialement connus du catalan Augusti Centells, on voit des miliciennes rayonnantes, prenant la pose, souvent maquillées et coiffées, rappelant que la recherche est esthétique avant d’être factuelle. C’est souvent l’arme qui détermine le sujet, parfois pour de malheureux mésusages de communication, comme cette petite fille dans les bras de sa mère brandissant le poing et tenant un revolver. Ces armes « dans toutes les mains » participèrent à donner de la République une image d’instabilité et de violence.

Telle n’était pourtant pas la représentation de la milicienne à l’été 1936. Les miliciennes sont alors le visage de l’Espagne antifasciste, le symbole de la détermination, de l’unité et de la spontanéité de tout un peuple. Souriante et fière, la milicienne est l’incarnation du peuple en armes, combattante doublement irrégulière par son sexe et par son absence de statut militaire. La milicienne, Marianne ibérique, personnifie.

C’est à une milicienne catalane que revient l’honneur de parler au nom de la République espagnole lors des meetings pour l’Espagne à Paris les 25 août et 10 septembre 1936, le nom important d’ailleurs moins que son annonce : « Une milicienne ». À gauche, on habille les petites françaises « en miliciennes ». Ce « costume » semble d’ailleurs définir bien davantage la milicienne que son arme. Ce bleu de chauffe, le « mono azul », habit ouvrier unisexe, mais également les pyjamas militaires et le calot certifient la milicienne et la sépare du monde civil par l’uniforme, tout en lui donnant un air androgyne qui n’est pas du goût de tous.

Les sujets collectifs féminins figurent parmi les plus prisés des journalistes, espagnols comme étrangers. L’Espagne antifasciste, antimilitariste, raffole des défilés, des uniformes et des drapeaux de « ses » armées, naïve tentative de conjurer son sentiment d’infériorité et ses peurs obsidionales. On fait défiler les femmes comme les autres, on annonce les départs prochains de pléthores de bataillons féminins, dont aucun ne verra pourtant le front. Publics, les exercices martiaux et les « gais » entrainements des miliciennes qui font « l’école du soldat » attirent les foules.

À Barcelone, on assiste même à une double transgression : après qu’un bataillon féminin a défilé dans l’arène, c’est une torera qui agite ensuite sa muleta. Question d’époque, la mixité dont tout le monde parle sans jamais l’aborder, est recouverte du voile de l’amour : les amoureux et, surtout, les mariages miliciens, parfois « en plein champ de bataille », apportent leur lot de sourires dans la presse.

Les miliciennes affolent, « il parait qu’elles ont des yeux superbes, qu’elles sont bien moulées dans leur uniforme et qu’elles jettent des regards à... vous faire pâmer ». Les descriptions s’attardent minutieusement sur les physiques ; la milicienne est une femme moderne, elle inquiète autant qu’elle émoustille par ses transgressions comme le laisse entendre l’envoyé spécial du Journal, quotidien de droite :

« Une milicienne mène par la ville une cohorte de jeunes pionniers madrilènes. Jaillie de la blouse bleue d'uniforme, une médaille de la Vierge brimballe sur la faucille et le marteau de coton rouge brodés sur le sein gauche. »

« Provocante » dans sa salopette bleue l’est aussi cette milicienne, pourtant faite de crayon et de papier qui, affichée sur les murs de Barcelone, tendit vers l’envoyé spécial du Figaro « un doigt impératif » : Les Milices ont besoin de vous !

Ces « provocantes », qui « fument, se font verser à chaque comptoir rencontré de grandes rasades d'anis et titubent sur les trottoirs » ne sont pas du goût de tous. Miliciennes ou phalangistes, on regrette d’ailleurs qu’au pays du Greco, de Velasquez et de Goya, la femme « n’a plus le goût d’être belle » et préfère se battre. On suggère que les señoritas ont remplacé « la poudre de riz par la poudre à canon » et qu’elle n’ont plus le charme d’autrefois, y compris « la luronne de l’affiche » qui, décidément, attire sur elle un feu roulant de critiques par son geste impératif. Ces engeances du « paradis du féminisme » ont inquiété.

Qu’il amuse ou terrifie, ce grand tohu-bohu ibérique fait débat en France : la Salle des sociétés savantes accueille naturellement une dispute publique « Pour ou contre les femmes-miliciennes ».

Cette « guerre en jupons » sert de dérivatif aux difficultés des observateurs étrangers à entendre nettement ce qu’il se passe en Espagne, à comprendre de quelle guerre il s’agit et quel parti prendre. Bien davantage que la révolution de 1917, trop éloignée et secondaire face aux carnages de la Grande guerre, l’Espagne antifasciste semble être un grand renversement de l’ordre des choses, une révolution morale autant que sociale.

Pour la presse réactionnaire, la milicienne est une exubérance née de la violence de la guerre : « Protégés par les tanks, les Marocains s’attaquent aux “barricades de la mort”. Du haut des toits, des miliciennes versent de l’huile bouillante sur les assaillants ». Les références médiévales, communes durant la guerre d’Espagne, servirent de raccourci pratique renvoyant les affres de la guerre civile à des mœurs brutales plutôt qu’aux conséquences de la non-intervention.

Bientôt, les miliciennes ne sont plus tant les hardies combattantes de l’été mais des harpies militantes, les pétroleuses de la Sociale déjà décriées à longueur de journaux durant la Commune. Ces gardiennes de la révolution font régner une discipline de fer à l’arrière, les témoignages pathétiques s’accumulent contre les « viragos », tandis qu’une petite catalane éplorée assure que « des miliciennes rouges sont venues et ont tué papa parce qu’il gagnait beaucoup d'argent dans son commerce de drap ». Le fait est indéniable, des miliciennes ont fait partie jusqu’à la fin du printemps 1937 des formations paramilitaires de l’arrière. Les « patrouilles de contrôles » ont participé à l’imposition d’un ordre doublant les autorités légales. Cependant, les relations de la part prise par les femmes dans les massacres furent le plus souvent imaginaires.

Les historiettes édifiantes concernant les miliciennes sont nombreuses. Au travers de ces petites histoires, souvent de seconde main et que l’on retrouve dans différents titres français comme étrangers, se trouve le désir d’interpoler dans l’horreur et le pathétique de ce qui est alors « la guerre en Espagne » des vignettes au dénouement heureux, non sans une morale induite, objet véritable du récit. Ainsi, telle « très jeune femme prise le fusil à la main », brave comme un homme mais tremblant de peur devant « deux énormes gardes civils », qui fut condamnée à faire de la dentelle dans un couvent.

Ou ces deux miliciennes madrilènes que le colonel Yagüe fit raccompagner vers le foyer paternel. La vérité est que ce même colonel fit fusiller la majeure partie des prisonniers dans sa route sanglante vers Madrid, la ville de Badajoz étant le lieu d’un des plus grands massacres de la guerre sur son ordre direct.

Les femmes étaient également passées par les armes. Depuis cette perspective, ces récits édifiants semblent moins ridicules que pathétiques dans leur tentative de rétablir l’ordre naturel des choses en Espagne :

« Un des plus dramatiques épisodes de cette lutte sanglante est le combat qui, aux environs de la Casa del Campo, s'engagea entre le Tercio et un bataillon de miliciennes.

Ce bataillon sortant de la ville s'était avancé au-devant des assaillants. Les salopettes que portaient ces femmes malheureuses et héroïques ne pouvaient pas les faire distinguer des autres miliciens. Croyant avoir affaire à des hommes, le Tercio chargea avec sa furia coutumière. Ce fut affreux.

Quand ils comprirent quel était l'ennemi qu'ils écrasaient, les légionnaires s'arrêtèrent alors se protégeant de leur mieux, stoïques, ils reçurent sans les rendre les coups de ces furies. »

Cette prise d’armes inattendue par les femmes a toujours semblé aux observateurs favorables à la République un expédient nécessaire plutôt que le produit d’une politique spécifique. L’urgence de la situation imposait l’armement de toutes et tous, « la défense à outrance » ou bien comme symptôme du désespoir, qui justifient tous deux la rupture circonstancielle des usages. La République ayant désormais une armée, l’ordre des choses pouvaient être rétabli, non sans nostalgie.

À l’hiver 1936, la milicienne devient déjà le personnage suranné d’une époque héroïque mais désordonnée. Certains journaux préfèrent figurer des images plus lisses de miliciennes, évoquant le foyer : préparant le repas, raccommodant la chemise d’un camarade ou tenant un enfant.

Ces représentations traditionnelles furent plus nombreuses après le constat du fait que la transgression opérée par le personnage de la milicienne avait été en défaveur de la République : « Les miliciennes ne sont pas les visages que dépeignent les fascistes, elles connaissent leur travail de ménagère, exemple celle-ci, occupée à laver le linge d'une colonne de miliciens ».

Dans l’opinion espagnole concernant le retrait des femmes des premières lignes, ce sont les problèmes engendrés par la promiscuité qui sont évoqués, c’est-à-dire les maladies vénériennes et la prostitution. Mais aucun ordre en ce sens n’a été cependant été identifié. Ce fut plutôt la conséquence d’une triple régularisation : l’incorporation des milices dans une armée unifiée reposant sur la conscription masculine, la volonté de faire la démonstration de la normalité du régime et enfin la réorganisation de la société sur la base d’une économie de guerre. Les bataillons féminins, peu fournis, furent désarmés. Les témoignages regrettant cette évolution sont rarissimes, tous relevant l’acceptation des décisions collectives.

Le retour à la norme par le désarmement des femmes et leur rétrocession vers l’arrière et leur orientation vers l’industrie, les services sanitaires et auxiliaires, c’est-à-dire la répartition traditionnelle genrée des tâches en temps de guerre fut plus rapide à Madrid, ville de front, qu’ailleurs.

Clara Malraux écrivait alors : « Le merveilleux carnaval révolutionnaire a pris feu : les hommes sont de nouveau des hommes, les femmes sont de nouveau des femmes. Je sais qu'à certains moments ces hommes et ces femmes redeviennent des soldats : mais c'est dans des casernes, pour quelques heures seulement, puis les fusils sont laissés au râtelier et chacun reprend son travail normal. Les magasins, les restaurants sont ouverts, les usines fonctionnent, les blés qui grillaient sur place sont fauchés. »

Édouard Sill est chercheur en histoire, spécialiste de l'entre-deux-guerres, notamment de la guerre d’Espagne et de ses conséquences internationales. Il est actuellement doctorant à l’École pratique des hautes études (Paris, EPHE).

Pour en savoir plus :

Marielle Cacheux, « La représentation des femmes espagnoles dans la guerre d’Espagne à travers la presse française ». Mémoire de Master 1 « Sciences humaines et sociales » Mention : Histoire et Histoire de l’art. Spécialité : Histoire des Relations et Échanges Culturels Internationaux. Sous la direction de Mme Marie-Anne MATARD-BONUCCI, 2010

François Fontaine, La guerre d’Espagne un déluge de feu et d’image, BDIC/Berg international, 2003

Lisa Lines, Milicianas. Women in Combat in the Spanish Civil War, Plymouth, Lexington Book, 2015

Mary Nash, Defying Male Civilizations: Women in the Spanish Civil War, Denver, Arden Press, 1995