Long Format

1896 : une autre Affaire avant l’Affaire Dreyfus ?

le par - modifié le 01/12/2020
le par - modifié le 01/12/2020

L’expulsion de France annoncée d’un opposant politique ottoman, Ahmed Riza, révèle, deux ans avant « J’accuse… ! » les lignes de démarcation irréconciliables des acteurs de la presse française.

Au mois d’avril 1896, la presse française s’enflamme autour d’une affaire internationale singulière : le leader de l’opposition Jeune-turque réfugié à Paris depuis sept ans, Ahmed Riza (1859-1930), s’apprête en effet à être expulsé du pays.

En France, ce dernier anime alors un journal en turc - avec un supplément en français - dans lequel il attaque continuellement et sans ménagement la politique du sultan ottoman autocrate Abdülhamid II (r. 1876-1909). Et la rumeur court que la mesure d’expulsion venant d’être votée aurait été en réalité accordée par le gouvernement radical de Léon Bourgeois sur demande expresse du sultan.

En effet, on trouve bien à l’origine de l’affaire les machinations typiques de la diplomatie « hamidienne ». Désirant faire taire la voix dissidente sans passer directement par le gouvernement français, les diplomates ottomans essaient d’abord de régler le problème d’une manière discrète, en recourant à des procédés dont l’efficacité a déjà été maintes fois prouvée avec d’autres opposants du régime : l’achat du silence.

RetroNews c’est plus de 2000 titres de presse française publiés de 1631 à 1952, des contenus éditoriaux mettant en lumière les archives de presse et des outils de recherche avancés.
Une offre unique pour découvrir l’histoire à travers les archives de presse !


Abonnez-vous à RetroNews et accédez à l’intégralité des contenus et fonctionnalités de recherche.

Newsletter

Un long article de La Dépêche du 14 février 1896, faisant l’éloge des Jeunes-Turcs ainsi que de leur leader, annonce déjà, par son lyrisme, la tempête médiatique qui s’abattra deux mois plus tard :

« Voici Riza à Paris. Il est seul, sans amis, sans ressources. Ses relations avec l’Orient sont soigneusement surveillées. Impossible de lui envoyer le moindre argent. Sa famille, du reste, est réduite, par la sollicitude du gouvernement, à un état qui l’empêche de se livrer à des prodigalités. […].

Que fait le gouvernement ottoman ? Il envoie d’abord l’aman au transfuge. Qu’il rentre, et tout sera oublié ! N’est-il pas l’enfant prodigue en faveur duquel on tuera le veau gras ? Mais ce langage ne plaît pas à l’enfant prodigue. Ne s’avise-t-il pas d’écrire de nouveau, de parler, de conseiller, de critiquer ! Soit, on l’achètera. Et l’ambassade, docile instrument des volontés de Constantinople, sous prétexte de remerciements pour tant de bons conseils, lui offre pensions et gratifications.

Le malheur est qu’à ce régime le proscrit avait pris goût à la pauvreté. Il refusa tout et prétendit garder sa liberté. C’est alors qu’on eut recours aux grands moyens.

L’extradition, l’expulsion de France, on y avait bien pensé, mais c’est difficile à obtenir ; mieux valait frapper à la bourse. La compagnie des chemins de fer de Jérusalem, savamment endoctrinée, coupa d’abord les vivres à son traducteur ; c’était cent francs de moins par mois. Puis la compagnie des chemins de fer de Damas imita celle de Jérusalem ; c’était la misère !

Et notez que les conseils d’administration de ces compagnies ne sont composés que de Français… Au fait, sont-ils bien Français ? »

Ces premières tentatives ne suffisent pas à faire taire Ahmed Riza. Mais le sultan est décidé. La France du 25 mars ainsi que L’Express du 28 mars publient une information transmise par l’Agence Havas :

« Ahmed Riza, fils de Ingliz Ali bey, et rédacteur du journal de la jeune Turquie Mechvret paraissant à Paris depuis un an, vient d’être condamné par la cour d’appel de Constantinople à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée, perte des droits civiques et séquestration de biens, comme ayant voulu troubler la paix de l’Empire. »

La Justice du 29 mars, organe de presse républicain de Georges Clemenceau, publie cette information en y ajoutant une note de soutien, qui donne le ton de la campagne de presse à venir :

« M. Ahmed Riza, dont nous publions aujourd’hui même un article, est un des membres les plus éminents du parti de la jeune Turquie.

Savant distingué, penseur épris de réformes et de progrès social, il est de ceux auxquels la France doit être fière d’offrir une large et bienveillante hospitalité. »

L’article d’Ahmed Riza dont il est question est un texte critiquant la politique russe et le rapprochement diplomatique à l’œuvre entre le sultan Abdülhamid II et le tsar russe. En reprenant le passage cité de La Justice, la monarchiste Gazette de France du 1er avril critique le soutien du journal de Clemenceau à Ahmed Riza sous l’angle de la politique étrangère française, en ironisant :

« Ainsi parle la Justice. La France est donc ‘fière’ de posséder M. Ahmed-Riza et de lui offrir l’hospitalité. La politique de ce ‘membre bien éminent de la jeune Turquie’ est du reste bien faite pour plaire à M. Clemenceau, qui, dans un article récent, plaidait chaleureusement en faveur de l’alliance anglaise.

M. Ahmed-Riza est un adversaire passionné du sultan et de la Russie. Voici, en effet, un extrait de la communication que le directeur du Mechvret a adressée au directeur de la Justice :

Unissons-nous donc tous à quelque croyance, à quelque nationalité que nous appartenions, oublions nos discordes et réagissons énergiquement contre les abus intolérables du Sultan et contre le gouvernement russe, le plus dangereux ennemi des Grecs, des Arméniens, des Albanais, des Roumains, des Turcs et de la liberté.

Nous sommes fixés aujourd’hui sur la politique de certains groupes radicaux. Ils travaillent en même temps contre le sultan et ‘le gouvernement russe’. On s’en doutait, mais il est utile que la manifestation en fut claire. »

On n’en est qu’aux prolégomènes de l’affaire. Celle-ci commence en réalité dix jours après. On lit dans L’Événement du 11 avril, un court texte intitulé « Une expulsion sournoise » sorti de la plume d’Albert le Roy, véritable réquisitoire contre la Préfecture de police qui aurait convoqué Ahmed Riza pour le menacer :

« Est-il exact que M. Puybaraud, délégué par la Préfecture de police, ait fait venir hier matin, à dix heures, dans son bureau, le principal représentant de la Jeune Turquie à Paris, Ahmed-Riza, rédacteur en chef du journal Mechveret, et lui ait tenu le langage suivant :

‘- Le gouvernement français veut être agréable au sultan. Quittez la France pendant quelque temps, de votre plein gré. Sinon vous serez l’objet d’une mesure d’expulsion. Si vous partez sans résistance, on vous offre mille francs pour vos frais de voyage. Vous avez jusqu’à lundi pour réfléchir’.

Nous demandons au préfet de police, au ministre de l’intérieur et au gouvernement de désavouer l’acte commis par M. Puybaraud et, si ce fonctionnaire a réellement effectué la tentative de chantage que nous signalons, de lui infliger la plus énergique réprimande.

La France s’est toujours honorée en offrant un refuge aux proscrits et aux victimes des gouvernements despotiques. La République se dégraderait si elle mettait sa police, ses arrêtés d’expulsion, ses fonctionnaires et ses lois au service de la Porte.

Les Jeunes Turcs sont les hôtes de la France. Ils n’ont jamais démérité ni mésusé de notre hospitalité. Ils doivent nous être sacrés. Il faut les défendre contre la vindicte odieuse du sultan, et contre les procédés d’une police qui servirait les basses vengeances de l’ambassade ottomane. »

Le lendemain, le 12 avril, c’est toute la presse qui parle du sort du pauvre Ahmed Riza et de la liberté d’expression sous la République. Ils rivalisent pour se distinguer dans la couverture de l’affaire. La Croix évoque une « Expulsion sensationnelle » ; L’Événement parle d’une « Lamentable mesure » ; Le Matin donne des détails sur la décision du conseil des ministres concernant l’interdiction du journal d’Ahmed Riza et fait part de la réaction du principal protagoniste, en y ajoutant un commentaire visant à dramatiser les choses :

« Dans une lettre adressée à l’un de nos confrères du soir, M. Ahmed Riza se plaint, en termes amers, de la mesure dont il est l’objet.

M. Ahmed Riza ne peut rentrer en Turquie, où il a été condamné à mort pour crime de haute trahison. »

Le même jour, La Gazette de France se distingue par un entretien avec l’autre acteur de l’incident, le fonctionnaire de la Préfecture de police en question, Louis Puybaraud, Directeur général des recherches et en charge notamment de la surveillance des milieux anarchistes :

« - Les faits racontés par votre confrère, nous a-t-il dit, sont exacts. Je n’ai fait qu’exécuter les ordres de mes chefs ; mais je ne sais quelles sont les causes qui ont motivé cette expulsion. D’ailleurs, je suis obligé de garder sur tout cela le plus grand silence.

M. Puybaraud a ajouté :

- Il est certain que ces ordres, qui ont été donnés par le ministère de l’Intérieur, l’ont été dans le but de ne pas apporter de complications dans certaines négociations en cours. »

De quelles négociations parle-t-on ? La réponse se trouve dans un article de La Patrie qui paraît le même jour :

« Le Mechveret, dont la circulation vient d’être interdite en France, a pour inspirateur un Turc habitant Paris, Ahmed-Riza, qui fait dans son journal une vive opposition à la politique actuelle du sultan et dessert ainsi les intérêts français dans la question d’Egypte. »

Mais revenons à La Gazette de France. Après avoir parlé à M. Puybaraud, son correspondant a cherché en vain Ahmed Riza en se déplaçant jusque devant son domicile, rue Monge. Ahmed Riza était toutefois, au même moment, en train de faire entendre sa voix auprès de l’opinion publique française dans les bureaux du Figaro :

« Nous avons reçu hier la visite de M. Ahmed Riza, directeur du Mechveret, organe de la jeune Turquie, imprimé à Paris et qui vient d’être supprimé par ordre du gouvernement.

M. Ahmed Riza, l’émir Emin Arslan et plusieurs de ses compatriotes ont adressé, nous ont-ils dit, au président du Conseil une protestation contre la décision du ministre de l’Intérieur qui a fait enjoindre au directeur du Mechveret d’avoir à quitter le territoire français d’ici quarante-huit heures. M. Ahmed-Riza partira demain soir pour Londres. »

Si le 12 avril le ton se durcit, le lendemain, c’est l’explosion de l’affaire.

Le 13 avril, tous les journaux en parlent : L’Intransigeant publie un article faisant l’éloge d’Ahmed Riza comme étant « un libéral et un savant » ; L’Écho de Paris cible le gouvernement en écrivant « quels que soient les intérêts diplomatiques en jeu, les circonstances ne semblent pas excuser une pareille atteinte à la liberté individuelle » ; La Justice consacre deux colonnes de sa Une à un portrait idyllique de l’intellectuel idéaliste que serait Ahmed Riza ; L’Événement publie un court reportage avec le proscrit, songeur, triste et déçu.

De son côté, Le Radical critique le gouvernement dans un article intitulé « Nécessité fait la loi », non pas pour sa gestion de cette affaire mais pour une toute autre raison :

« La politique extérieure impose de dures nécessités et les gouvernements doivent sacrifier leurs sentiments les plus chers.

Ainsi, nous sommes persuadés qu’il en a coûté énormément au ministère de prendre la résolution d’interdire la circulation en France du journal Mechveret, imprimé en langue turque et qui se livre à de vives attaques contre le sultan.

Les ministres ne s’y seront pas décidés de gaîté de cœur : il aura paru raide à ces républicains, partisans de la liberté de la presse, de supprimer un journal étranger parce qu’il attaque le sultan, quand ils ne sauraient songer à aucune mesure de répression contre les feuilles françaises qui attaquent, avec non moins de violence certainement, le président de la République. »

Le même jour, La Nation, La Cocarde, Le Soir, La Liberté, La Presse et La Patrie publient une petite note qui montre que la tempête se calme, le gouvernement ayant apparemment choisi d’obtempérer :

« C’est à tort que l’on continue à affirmer que M. Ahmed-Riza, directeur du Mechveret a été expulsé ; nous sommes autorisés à affirmer que M. Ahmed-Riza n’a été l’objet d’aucune mesure de ce genre. »

Puis l’affaire prend une autre tournure. Dès lors, Ahmed Riza et sa cause sont devenus pour toute la presse un bon prétexte en vue d’attaquer le gouvernement en place. Le 14 avril, Georges Clemenceau publie ainsi un long article dans La Dépêche au titre éloquent, « Pour faire plaisir au sultan », nouveau réquisitoire contre le gouvernement en place, dressant au passage un joli portrait d’Ahmed Riza en tant qu’humaniste avide de connaissances, et qui se conclut avec ces phrases visant le président du Conseil en personne :

« Nous avons la prétention de faire rayonner au dehors des idées de liberté, d’équité. Et nous permettons au despote d’Asie qui n’ose sortir des murailles de son palais de faire la loi sur notre territoire, contre les idées même de liberté et d’équité.

Je ne m’en étonnais pas quand nous étions aux mains des opportunistes et des ralliés. On me dit maintenant que c’est M. Bourgeois qui est aux affaires. »

Il n’est pas lieu ici d’aborder les raisons qui pousseront, quelques années plus tard, l’auteur-même de ce texte à devenir ministre de l’Intérieur et à prendre des décisions autrement plus graves que celles prises par le gouvernement qu’il abjurait en ces termes.

Le même jour, Le Journal publie un reportage avec une autorité de l’ambassade ottomane à Paris ainsi qu’avec Ahmed Riza ; Le Radical, le compte rendu de la visite d’Ahmed Riza et de ses amis au bureau du journal. On trouve dans L’Echo de Paris un nouveau récit de cette rencontre ainsi qu’un texte humoristique se terminant de la façon suivante :

« C’est surtout dans nos relations avec l’extérieur que ce ministère calomnié se montre bien inspiré.

On lui reproche de mécontenter les puissances étrangères. Moi, je le trouve vis-à-vis d’elles dans une excellente posture : agenouillé. »

Le Parisien annonce quant à lui que le président du Conseil vient, tout simplement, de démentir en bonne et due forme la décision concernant l’expulsion d’Ahmed Riza. Les journaux sont alors contraints de dévier et de se concentrer sur l’interdiction de circulation du journal d’Ahmed Riza sur le territoire français. Sur ce point, l’attitude de la presse semble moins unanime.

Le 16 avril, L’Evénement s’interroge sur « la raison de la bizarre décision par laquelle le gouvernement a interdit en France la circulation de l’édition turque du journal d’Ahmed Riza ». L’Intransigeant du même jour approuve la décision d’interdiction tout en félicitant le gouvernement d’avoir accordé l’hospitalité française traditionnelle au proscrit politique qu’est Ahmed Riza. Le 18 avril Le Figaro publie un commentaire approuvant l’interdiction du journal d’Ahmed Riza. Le même jour, Le Siècle trouve absurde toute cette encre qui coule sur l’interdiction d’un journal publié dans une langue exotique pour la France.

Mais c’est Le Journal du 18 avril qui exprime plus clairement les raisons derrières ces réactions, dans un article concis intitulé « Un acte de défense » :

« Ahmed-Riza veut des réformes en Turquie ; il peut avoir raison : c’est son affaire !

L’influence que la France et la Russie exercent à Constantinople ne le satisfaisant pas, il a même le droit de s’en plaindre et de la combattre ; mais c’est de l’Angleterre qu’il devrait opérer, puisque c’est la politique anglaise qu’il sert.

D’autre part, notre gouvernement a le devoir d’empêcher que, de France, des étrangers fassent partir leurs attaques contre la politique franco-russe en Orient ; et nous n’hésiterons jamais à approuver des actes que nous considérons comme utiles à la défense de l’influence française. »

De l’autre côté de l’échiquier politique, dans Le Phare de la Loire du 22 avril, l’orientaliste de renom et journaliste républicain Léon Cahun (1841-1900) - dont l’Introduction à l'histoire de l'Asie : Turcs et Mongols des origines à 1405, publié cette même année, aura un grand impact sur le nationalisme turc naissant - prend une position sans ambiguïté, mêlant considérations universalistes et internationalistes, fidèle à ses convictions idéologiques :

« Il est vrai que nous avons le grand argument habituel, auquel il n’y a pas de réplique, de plaire à la Russie et de déplaire à l’Angleterre […]

Si nous nous imaginons que nous vexons les Anglais par ce moyen-là, nous nous faisons encore de jolies illusions ; déconsidérer les Turcs, c’est tout ce qu’ils demandent ; et il y a une moyen sûr de les déconsidérer ; c’est d’empêcher de parler ceux d’entre eux qui se sont pénétrés de nos idées de liberté et de justice ; les rédacteurs du Mechveret étaient du nombre. »

« [L]e grand argument habituel, auquel il n’y a pas de réplique ». Léon Cahun avait bien vu. On est là au cœur même de l’antagonisme éthique et intellectuel entre l’universalisme et le particularisme. L’impossibilité du dialogue entre ces deux positions morales et intellectuelles, attisée par l’antisémitisme passionnel des défenseurs du particularisme, marquera la France « fin de siècle ».

On voit ainsi, à travers l’affaire Ahmed Riza, une première manifestation médiatique de la tension entre valeurs universelles et intérêts spécifiques, entre justice et honneur nationale, entre individu et nation, entre Vérité et raison d’Etat…

Bientôt, une affaire indigène, l’Affaire Dreyfus, les cristallisera en polarisant, cette fois, toute la France.

-

Özgür Türesay est maître de conférences à l’École Pratique des Hautes Études, où il anime un séminaire sur l’histoire de la presse ottomane au XIXe et XXe siècle. Ses recherches portent sur l’histoire intellectuelle et politique de l’Empire ottoman de la fin du XVIIIe siècle à la Turquie républicaine des années 1930.