Écho de presse

Flora Tristan, la paria révoltée

le 02/08/2022 par Pierre Ancery
le 29/07/2022 par Pierre Ancery - modifié le 02/08/2022
Flora Tristan, portrait par Jules Laure, 1847 - source : WikiCommons

Flora Tristan (1803-1844) fut une figure majeure du débat social pré-marxiste et une pionnière du féminisme. La presse de l’époque ne fit pas toujours bon accueil à ses livres, à l’instar de Pérégrinations d’une paria, un ouvrage en partie inspiré de ses propres malheurs. 

En introduction de son livre le plus célèbre, Pérégrinations d’une paria, Flora Tristan écrivait : 

« Pour apprécier l’intelligence et les passions de l’homme, l’instruction n’est pas seule nécessaire, il faut encore avoir souffert et beaucoup souffert ; car il n’y a que l’infortune qui puisse nous apprendre au juste ce que nous valons et ce que valent les autres.  »

L’ « infortune » aura en effet été le lot de celle qui fut au début du XIXe siècle l’une des grandes penseuses du féminisme et du socialisme utopique - le terme désignant les doctrines des premiers socialistes européens, avant Marx et Engels (Saint-Simon, Robert Owen ou Charles Fourier).

Une infortune qui nourrira tous ses écrits, poussant Flora Tristan à prendre la défense des classes laborieuses et à s’engager en faveur des droits des femmes, deux combats chez elles indissociables : « l'homme le plus opprimé peut opprimer un être, qui est sa femme ; elle est la prolétaire du prolétaire même ».   

Née en 1803, Flora est la fille d’un aristocrate parisien et d’une petite bourgeoise parisienne. La mort de son père, alors qu’elle a 4 ans, plonge la famille dans la misère. Les difficultés financières la poussent à épouser, à 17 ans, un graveur en taille-douce, André Chazal, pour qui elle travaille comme ouvrière coloriste.

Ce sera une catastrophe : Chazal est un homme jaloux et violent qui bat, humilie et séquestre son épouse. Le couple a trois enfants (Alexandre, qui mourra à 8 ans, Ernest, et Aline, la future mère du peintre Paul Gauguin). Mais la vie commune est devenue un tel enfer pour la jeune femme qu’elle s’enfuit à 22 ans.

Elle confie ses enfants à sa mère. Puis, alors qu’elle est devenue selon sa propre expression une « paria », elle voyage pendant plusieurs années, se faisant dame de compagnie en Angleterre puis se rendant au Pérou pour tenter, en vain, de s’y faire reconnaître par sa famille paternelle.

De ces tribulations, Flora Tristan va tirer Pérégrinations d’une paria, livre qui connaîtra un grand succès lors de sa parution en 1838. Autobiographique, l’ouvrage porte aussi un regard acéré sur la société péruvienne et ses inégalités, dénonçant notamment l’esclavage dans les plantations sucrières et « le joug que représente le mariage » dans ce pays aussi.

Très mal accueilli à Lima, le livre est salué en France par un certain nombre de journaux, à l’instar du Figaro qui écrit :

« Sous le titre de Pérégrinations d'une Paria, Mme Flora Tristan a publié un ouvrage très original et qui sort entièrement de la classe des itinéraires [...]. Ses appréciations prennent de son point de vue une portée inattendue, et leur indépendance surprendra un monde dont la pensée est enchaînée de mille liens dans son expression. »

Le Siècle publie également un article louangeur sur l’ouvrage :

« L'auteur des Pérégrinations d'une Paria ne se drape pas dans son manteau de voyageuse et dédaigne le ton dogmatique et pédant qu'empruntent trop souvent aux commis-voyageurs les écrivains qui se flattent d'avoir beaucoup vu. Ses récits, au contraire, sont empreints d'une modeste simplicité et d'une bonhomie qui lui concilient tout d'abord la sympathie du lecteur. »

En revanche, d’autre journaux accueillent avec condescendance les Pérégrinations d’une paria : Flora Tristan se voit ainsi traitée de « bas-bleu », qualification méprisante accolée à l’époque aux femmes affichant des ambitions intellectuelles ou littéraires. Eugène Briffault, dans Le Temps, consacre au livre une longue critique dans laquelle il semble déplorer que l’autrice ait un jour pris la plume :

« Le style de l'ouvrage est empreint d'une négligence que rien ne peut excuser [...] Madame Flora Tristan aspire à devenir une de nos bas-bleus d’élite ; pourquoi voyons-nous si souvent ces femmes qui ont tant de droits à nos préférences, ne pas attacher assez d’importance à des titres plus sérieux et plus durables, à ceux que donne la considération ? »

Même condescendance et même misogynie dans Le Commerce, le 24 novembre 1838 :

« Vous l’aimez pour sa bonté comme pour sa faiblesse, pour son cœur aimant, pour son ignorance du monde et sa crédulité, pour son abnégation delle-même et pour les torts de sa conduite ; vous l'aimez même pour ce léger ridicule quelle elle se donne par l’enivrement de ses utopies philanthropiques et pour ce jargon socialiste quelle bégaie en véritable enfant ; c’est le bas bleu du 19e siècle, si vous voulez : mais le bas bleu sans ses petitesses, sans ses calculs hypocrites, sans son égoïsme mesquin : le bas bleu resté femme et tel qu’on peut l’aimer encore. »

Revenue en France en 1835, Flora Tristan fréquente les salons littéraires et socialistes parisiens et rédige un projet utopiste, Nécessité de faire un bon accueil aux femmes étrangères.

Mais ses démêlés avec André Chazal sont loin d’être finis : celui-ci enlève à deux reprises leur fille Aline. En juin 1837, Flora Tristan porte plainte contre lui pour inceste sur ses enfants, d’après les dires d’Aline et Ernest. Chazal passe quelques mois en prison mais bénéficie d’un non-lieu. En mars 1838, Flora Tristan obtient la séparation de corps, le divorce étant interdit en France - toute sa vie, elle défendra d’ailleurs, parmi les droits des femmes, celui  de divorcer. 

Par vengeance, le 10 septembre 1838, Chazal, en pleine rue, tire au pistolet sur Flora, lui perforant le poumon gauche. Elle parviendra à s’en remettre, mais la balle restera logée en elle.

La presse va raconter le procès qui s’ensuit à la Cour d’assises de la Seine. Dans Le Journal de Paris, le 1er février 1839, on lit comment, lors du jugement, André Chazal raconte le coup de feu sous les rires de l’assistance...

« D. Mais enfin, vous avez tiré un coup de pistolet sur votre femme.

R.Oui, je lui ai tiré un coup de pistolet, rien de plus simple. (Rires.) Il n’y a pas besoin d’enjoliver ce fait de détails. Je n’ai pas fait de circuit sur le trottoir, j’ai tiré un coup de pistolet sur ma femme, voilà tout. J’aurais pu m’échapper ; je ne l’ai point fait [...].

Après une courte suspension, la dame Chazal [ndlr : Flora Tristan] est appelée devant la Cour. Elle est vêtue d’un manteau brun, sa tête est cachée dans une capote de velours vert, surmontée d’un voile ; sa physionomie nous parait commune et sa beauté très ordinaire.

La dame Chazal déclare se nommer Flora Tristan, femme de lettres, âgée de 36 ans. Interrogée par le président, elle rend compte, dans une longue narration, de tous les griefs, venus de la part du mari, qui ont rendu nécessaire la séparation de corps et de biens des deux époux. »

 

André Chazal sera condamné à vingt ans de travaux forcés, commués en peine de prison. De son côté, Flora Tristan devient une militante active, exposant son socialisme humanitaire fortement teinté de messianisme religieux dans plusieurs écrits. En 1838 paraît Méphis, un roman « philosophique et social ». En 1839, retournant en Angleterre, elle mène une enquête sociale qui la pousse à écrire Promenades dans Londres en 1840, dans lequel elle dénonce le sort de la classe ouvrière. 

En 1843, elle publie L’Union ouvrière, où plusieurs années avant Marx, elle clame la nécessité de constituer « l’union universelle des ouvriers et des ouvrières », s’affirmant comme une pionnière de l’internationalisme. Commentaire du Journal de commerce de la ville de Lyon en août 1843 :

« On vient de répandre avec profusion, dans les quartiers de Lyon plus spécialement habités par la classe ouvrière, le prospectus d’une nouvelle élucubration de madame Flora Tristan [...]. Madame Flora Tristan s’est mise en tête de constituer ce quelle appelle l'union ouvrière ; elle a sans doute voulu dire l'union des ouvriers, si elle a la prétention de parler français. »

Alors qu’elle effectue une tournée de conférences à travers la France, suivant en cela le « tour de France » traditionnel des apprentis-compagnons,  elle contracte la fièvre typhoïde et meurt le 14 novembre 1844 à Bordeaux. Sa blessure par balle a pu aggraver son état et provoquer sa mort.

Dans L’Union, journal rédigé par des ouvriers, on peut lire le 1er décembre 1844 cet hommage : 

« Ses qualités distinctives, ont été précisément celles qu’on refuse communément aux femmes : de la netteté, de l’énergie, un penchant naturel pour tout ce qui avait quelque apparence de profondeur ou d'élévation ; il n’y avait rien en elle de futile, de superflu ; elle était utilitaire au profit des masses comme d’autres le sont au profit de l’égoïsme ; concevant le progrès de la manière la plus religieuse dont il puisse être entendu ; infatigable dans la mise en œuvre de ses projets, douée d'une persévérance comme la foi seule en peut donner, la foi en Dieu et en l'humanité, qui était sa devise, à cette femme, que le cœur de tout ce qui aime le peuple n’oubliera jamais ! »

7 à 8000 personnes assistèrent aux obsèques de Flora Tristan. Elle ne fut pas oubliée : pour le centenaire de sa mort, en décembre 1944, le journal Gavroche la qualifiait de « mère du socialisme ».

« A l’heure où les femmes viennent, cent cinquante ans après la Déclaration des Droits de l’Homme, d’obtenir leur droit de vote, il était au moins équitable de remettre en lumière la belle figure de celle qui mourut pour qu’il y eût dans le monde plus de justice et plus de bonheur. »

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Pour en savoir plus :

Brigitte Krulic, Flora Tristan, Gallimard, 2022

Evelyne Bloch-Danot, Flora Tristan La Femme-messie, Grasset, 2001

Stéphane Michaud, Flora Tristan : La paria et son rêve, Sorbonne nouvelle, 2003