Interview

« Propriété défendue » : une histoire du vol et de la société française

le 30/07/2021 par Arnaud-Dominique Houte, Marina Bellot - modifié le 29/11/2022

« Gare aux voleurs » : depuis le lendemain de la révolution de 1830 et jusqu'aux années 1970, histoire d’un fait de délinquance avec l'historien Arnaud-Dominique Houte. Les réactions judiciaires ou médiatiques témoignent de la sensibilité d’une société face à ce qui apparaît comme un viol de l’intimité.

Faire l’histoire du vol, c’est faire l’histoire de la société. C'est ce que montre l'historien Arnaud-Dominique Houte dans son ouvrage Propriété défendue : la société française à l’épreuve du vol, dans lequel il explore deux siècles d’histoire de France et questionne notre rapport à la propriété pour éclairer les enjeux contemporains de la sécurité.

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : La Révolution française a consacré l’idéal d’une propriété inviolable. Comment expliquer que les révolutionnaires aient ainsi « absolutisé » le droit de propriété ? 

Arnaud-Dominique Houte : C’est une question qui a beaucoup été traitée dans l’historiographie de la Révolution et qui reste un sujet de débat car il n’y a pas de consensus sur le pourquoi de cette absolutisation, ni sur la question de savoir si les révolutionnaires en étaient réellement conscients. L’une des clés, selon moi, c’est de comprendre que, dans la volonté de fonder la liberté sur quelque chose, la propriété semblait un socle indispensable de la liberté. Le droit de vote, qui va faire partie des premiers projets révolutionnaires, va ainsi être conditionné par la propriété, avec l’idée que seul le propriétaire a la légitimité non seulement économique de voter, mais surtout une sorte de dignité civique qui lui permet d’exercer ses droits et devoirs de citoyen. 

Précisément, vous montrez que, peu à peu, la propriété est devenue l’un des fondements de la reconnaissance sociale, un signe de distinction et de fierté. Dans quelle mesure les classes populaires ont-elles pris part au développement de cette société propriétaire ? 

La bourgeoisie est bien une actrice majeure du développement de cette société de propriétaires et notamment dans ce contexte de révolution politique et juridique, mais aussi économique et industrielle qui se met en place. Mais elle n’aurait pas pu faire tenir ce nouvel ordre social, le faire accepter, s'il ne rencontrait pas une prédisposition. C'est un des éléments qu'explique très bien Proudhon : les ouvriers n’ont a priori aucun intérêt à défendre la propriété mais, dans la pratique, ils y sont profondément attachés. Proudhon finit par comprendre leur mode de raisonnement qui est au fond l’idée que la propriété telle qu’on l’entend au XIXe siècle est le gage de l’indépendance. Cela reste un idéal social très puissant en France, au moins jusqu’au milieu du XXe siècle. 

 

Quelles pratiques populaires ont évolué au cours du XIXe siècle ? Vous évoquez notamment le glanage, pratique encore courante jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et qui va progressivement disparaître... 

En effet, de nombreuses pratiques vont disparaître sous l'effet d'un certain nombre de mouvements synchrones, dans les années 1820-1840, qui consistent à réduire tous les droits collectifs. Le plus frappant, c’est la réduction des droits forestiers, c'est-à-dire de tout ce qui jusque-là permettait d’utiliser les ressources forestières, désormais de plus en plus privatisées. Même chose en ce qui concerne la réglementation de la chasse, qui est de plus en plus draconienne, le braconnage étant au fond une sorte de vol. Et enfin les pratiques liées aux cueillettes, dont le glanage fait partie. C'est très important car tout cela faisait partie de la vie quotidienne des populations rurales et de leur budget. On est à des niveaux de précarité tellement élevés que la déstabilisation va parfois avoir des effets dévastateurs. Elle est très révélatrice du fait que ce type de réglementation va avoir un impact très concret sur les vies.

 

Pour réaliser cette histoire du vol, vous vous êtes appuyé sur les archives des tribunaux, les rapports de police, les articles de journaux. Comment se manifeste l’évolution de la sensibilité de la société au vol ? Qu’est-ce que cette sensibilité de plus en plus forte dit de la société ?

Il y aurait deux manières de faire l’histoire d’un fait de délinquance : une manière objective qui consisterait à étudier l’intégralité des dossiers, ce qui est évidemment hors de portée pour un phénomène tel que le vol et qui n’aurait de toute façon pas de sens même si on le faisait à une échelle très locale. L’autre méthode : s’intéresser non pas au vol en tant que tel, mas au vol en tant qu’il est reçu par la société. C’est au fond ma clé de lecture : le vol existe parce que la société en parle, parce qu’elle en a peur, ou parce qu’elle s’en amuse ou s’en émerveille dans des cas plus rares. Je me suis intéressé à la face émergée de l’iceberg considérant qu’elle dit quelque chose de réel. 
Sur la sensibilité au vol, le premier point important c’est qu’il n’était pas évident qu’il y ait une historicité de la sensibilité au vol. J’ai rencontré dans de nombreux anciens travaux, et notamment en histoire de droit, l’idée que le vol a toujours été réprouvé. Il n’y a pas de doute là-dessus. Mais une fois qu’on a pris acte qu’il a toujours été réprouvé, on voit bien qu’il y a des moments où il est jugé plus inquiétant et plus problématique que d’autres, parce que le sismographe se déplace et que la société a davantage peur, et conscience de cette peur. 
La deuxième chose est de comprendre pourquoi. On repère bien sûr l’importance du discours médiatique, mais il est frappant de constater que les phases de sensibilité au vol sont corrélées aux périodes de croissance économique. On aurait pu au contraire penser qu'il s'agissait davantage d'un phénomène de crise mais, en réalité, le premier âge d’or de l’insécurité, ce sont les années 1900, la Belle Époque, qui est une période de croissance économique. La deuxième grande période des vols correspond aux années 1960-1970, queue de comète des Trente Glorieuses. Dans les deux cas, on retrouve l’idée que finalement le vol est une infraction dont on se préoccupe d’autant plus qu’elle est peut-être l’envers de la prospérité et de la croissance économique.

Pourquoi au fond le vol nous bouleverse-t-il autant ? S'agit-il d'un viol de l'intimité ?

Oui, et c’est pour cela que la notion de vol est un peu trop large. Derrière le vol, il y a différents types d’infractions et beaucoup de vols ne nous touchent pas ou plus. Typiquement, le vol par ruse, le vol du pickpocket, ne touche pas de manière aussi forte à l’intime. Il va agacer, il va poser des problèmes pratiques lourds mais ce n'est pas un vol qui crée une émotion très forte. En revanche, le cambriolage, même très petit, est largement couvert par l’assurance. Le simple fait de pénétrer la propriété privée touche à l’intimité et crée une angoisse très forte. C’est l’un des vols les plus visibles, médiatisés, à partir du XIXe siècle.

Dans quelle mesure la Seconde Guerre mondiale a-t-elle changé le rapport de la société au vol ?

Dans la séquence immédiatement postérieure à la Libération, on parle énormément de vols. La délinquance est alors liée à l’affaiblissement de l’État : avec l’arrivée du gouvernement provisoire puis de la IVe République, il y a une instabilité à l’échelle locale, des tensions, et par conséquent un vide, une incertitude sur l’autorité légitime. Tout un banditisme se faufile dans la brèche pour profiter de l’occasion. Par ailleurs, il y a une question de fond qui est de savoir si la guerre a bouleversé ou pas les règles de la morale. Cette question est très profondément liée aux pillages de 1940, de l’exode. Énormément de gens ont volé pour survivre sans considérer qu’il s’agissait de vol. La guerre a-t-elle fait au fond voler en éclat le vieil ordre propriétaire ? La réponse est non. On a au contraire une volonté de revenir à l’ordre ancien et de restaurer les cadres traditionnels : il s’est passé quelque chose qui laisse ouverte la possibilité d’une autre société et donc la société a une conscience plus aigüe du risque vol. 

Comment expliquer l'augmentation massive des vols dans les années 1960-1970 ? 

Statistiquement, l'augmentation des vols est incontestable, objective et en effet massive. C'est un phénomène qu’on retrouve à peu près dans tous les pays occidentaux et qui est évidemment lié à la société de consommation, mais surtout à ce qu’on pourrait appeler la société du libre-service. Ce qui va favoriser le vol, c’est le facteur d’opportunité et, typiquement, le supermarché, qui va populariser le modèle du libre service, qui rend le vol plus facile et plus tentant. Cela crée aussi le plus grand flou sur la question morale. C’est l'une des grands question qui traverse, par exemple, les magazines pour les jeunes dans les années 1970 : a-t-on le droit de « faucher » ? La fauche n’est pas le vol. Cette ambivalence contribue à créer une atmosphère spéciale autour de l’augmentation du nombre de vols dans cette séquence. 

La demande de protection des citoyens se manifeste à ce moment-là de manière encore plus aigüe, ce qui correspond plus fondamentalement aux évolutions du rapport entre la société et l’État. La société est davantage consciente de ce que l’État lui doit. On attend une police qui protège, or c’est le moment précisément où la police n’en est plus capable, pour des raisons en partie mécaniques (l’augmentation du nombre de vols), mais aussi probablement en raison des changements de priorité. Dans les années 1970, on va davantage se focaliser sur les questions de toxicomanie, par exemple. Une vraie contradiction naît entre une société qui demande une prise en charge étatique de la question du vol et un État qui n'en est plus capable ou ne le veut plus. Cette contradiction éclatante nourrit une insatisfaction très forte qui prend la forme d'un discours médiatique dénonçant cette inaction. Une politique incitative se met alors en place, qui va inspirer les transformations de la gestion du vol. L'État va encourager les citoyens à ne plus être cambriolables. Cela a le grand mérite de faire peser la responsabilité du vol sur la victime, dans une perspective de plus en plus libérale.

Arnaud-Dominique Houte est professeur d'histoire contemporaine à Sorbonne Université. Il travaille notamment sur les questions de sécurité. Son ouvrage Propriété défendue : La société française à l’épreuve du vol, XIXe et XXe siècles est paru aux éditions Gallimard en janvier 2021.