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Lorsque la presse se moquait des combattantes françaises

le par - modifié le 23/11/2020
le par - modifié le 23/11/2020

Pendant la Guerre de 1870, un bataillon parisien entièrement féminin, les Amazones de la Seine, se mobilise pour venir en aide à une armée française en déroute. Cet engagement se retrouve démoli par une grande majorité de la presse française, unanimement misogyne.

Le fait est connu, de nombreuses femmes participèrent aux insurrections parisiennes, parfois les armes à la main. Des « Vésuviennes » de 1848 aux « pétroleuses » de la Commune, ces figures perturbantes et hautement transgressives ont été associées au contexte révolutionnaire, aux révoltes « plébéiennes » dont elles semblaient alors être les engeances.

La guerre franco-prussienne de 1870, bien davantage que les conflits précédents, a cependant ouvert un certain nombre d’interstices venant mordre sur les répartitions traditionnelles de genre qui prohibaient la participation directe des femmes aux opérations militaires. 

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Le jour même de la déclaration de guerre, des femmes exigent d’être associées au conflit. On rappelle notamment le précédent de Florence Nightingale pendant la Guerre de Crimée. Le Petit Journal  s’en fait leur porte-voix : 

« Nous avons reçu la visite de plusieurs personnes il y avait même des dames qui nous ont demandé à partir comme infirmières volontaires aux ambulances. 

Nous prenons les adresses et les noms tous ces documents seront mis à contribution, on peut y compter. 

Le comité répondra à toutes les lettres. »

Dépassé par les sollicitations, le gouvernement doit mettre en place un service adéquat, notamment chargé de vérifier la moralité des impétrantes.

Cependant, dans les colonnes du Petit Moniteur universel le 23 juillet 1870 à propos de cette revendication on rapporte une nouveauté : c’est aussi en tant que soldats que certaines entendent s’engager.

Le fait s’inscrit dans un contexte d’enthousiasme nationaliste et de fièvre guerrière : les volontaires affluent de toute part. Naturellement, on se moque tout d’abord de cet engouement inattendu, comme le journal satirique L’Éclipse :

Cette exigence belliqueuse féminine ne se limite pas à la France. On rapporte au même moment que des Prussiennes ont fait part des mêmes intentions. Une comédienne berlinoise avait, selon la presse française « lancé un manifeste pour recruter un corps franc, d'amazones » et réuni autour d’elle d’autres berlinoises, semble-t-il plutôt disposées à un rôle d’auxiliaires.

La Gazette Nationale en fait des gorges chaudes, en renvoyant la jeune Allemande à son « rôle de soubrette ». C’est là l’occasion pour la presse française d’un sujet de plaisanteries variées et grivoises, destinées à exacerber la virilité de la soldatesque comme le résumait Le Volontaire : 

« Eh bien, c’est dommage, et ce corps franc d’amazones, qui je l’espère, ne se sont livrées sur elles-mêmes, à l’instar de leurs aînées, à aucune mutilation, aurait bien fait dans le paysage. 

Qui sait même, si l’approche de ces corps d’élite n’aurait pas provoqué chez nous un redoublement d’engagements volontaires. »

Le Figaro conclue : « Il faudra que nous allions chercher les amazones à Berlin ». 

Si, en ce mois d’août 1870, la presse française choisit de mettre en relief un sujet propice, selon elle, à la fois à la plaisanterie et à l’excitation virile, c’est parce que la guerre évolue très défavorablement.

La chute de l’Empire, l’instauration d’une nouvelle armée de volontaires établie sur des régiments de garde et la menace terrible de l’invasion pesant sur la Patrie en danger semble autoriser des initiatives audacieuses. Notamment à Paris, assiégée depuis le 17 septembre 1870, où des projets d’enrôlements féminins se font jour.

C’est le journaliste et explorateur Félix Belly qui, de par sa relative célébrité (il fut le promoteur d’un projet de percement d’un canal interocéanique en Amérique centrale), pose le sujet sur la table le 3 octobre dans une lettre adressée au journal La Liberté dans un style essentialiste qu’il faut naturellement replacer dans le contexte de l’époque :

« Monsieur, 

Pourquoi ne formerait-on pas des bataillons de femmes ? Je n'y vois d'autre empêchement qu'un sot préjugé. 

Les femmes sont plus actives, plus éveillées, plus courageuses et plus sobres que nous. Elles supportent, dans les devoirs de leur sexe et même dans les plaisirs du monde, des fatigues que nous ne supporterions pas. Elles ont surtout l'immense supériorité de ne pas fumer et de ne pas boire. 

En outre, l'appareil militaire leur plaît ; elles ont l'instinct de la guerre d'embuscades et un élan irrésistible ; elles feraient d'excellentes troupes d'avant-garde, et leur exemple doublerait la vigueur de celles qui les suivraient. »

Lors d’un de ses séjours en Amérique latine, ce compagnon du géographe anarchiste Élisée Reclus avait assisté à la mobilisation des femmes paraguayennes durant la guerre de la Triple-Alliance (1864 et 1870). Il ajoute d’ailleurs qu’une officier supérieure de ces régiments de femmes était une Française ; il se proposait de s’occuper de la mise sur pied d’une première unité, qu’il baptise « Amazones de la Seine ».

Quoique dubitatif, le quotidien catholique libéral de François Beslay, Le Français, s’intéresse immédiatement au projet de bataillon féminin, sous le titre pensif de « De nouveaux soldats ».

Trois jours plus tard, à en croire son promoteur, l’engouement pour le bataillon est incontestable  :

« J’ai reçu assez de lettres d’adhésion et de visites pour pouvoir vous affirmer qu’une grande partie de la population féminine de Paris attend cette création avec impatience. 

Il répond à une pensée qui était déjà venue à plusieurs de mes correspondantes. Toutes se plaignent de n’être utilisées ni pour les ambulances, où des hommes forts et robustes se prélassent sans vergogne, ni pour les soins domestiques à donner aux gardes nationaux sur les remparts. Toutes demandent à servir la patrie en danger d’une manière quelconque, se disant prêtes à tous les sacrifices de bien-être, et le disant avec une émotion profonde qui m’a souvent gagné. 

Quant à l’enrôlement militaire, il est accepté d'emblée, avec joie, sans réserve, et par des femmes de toutes les classes, excepté de celles que l’on n’accepte pas. Une mère s‘est engagée pour elle et sa fille. Plusieurs m’ont offert de s’habiller à leurs frais d'après le modèle qui sera adopté. J’en sais d'autres qui s’étaient déjà arrangées pour faire le coup de feu à côté de leurs maris. 

Leur impression générale est que les hommes ont besoin de stimulant et d’éclaireurs, et que les abus du cigare et de la pipe les entretiennent dans une demi-somnolence morale, propice aux surprises, tandis qu’aucune femme ne se laisserait surprendre. Bref, l’élan est si vif, que si j’étais en mesure de faire un appel public et d’ouvrir un bureau d'enrôlement, il y aurait certainement dix bataillons d’Amazones avant quinze jours. »

La formation féminine s’installe au 36 de la rue de Turbigo et organise un meeting où les hommes sont admis mais sans droit de parole, au gymnase Triat, une vaste agora aujourd’hui disparue.

Sous la plume de Louis Ratisbonne, Le Journal des débats se gausse de la réunion publique :

« Dans l'action tragique où nous sommes engagés devant le monde et la postérité, par respect pour nos femmes, nos mères, nos sœurs et nos filles, ne laissons pas des femmes jouer un rôle comique. […]

Arrêtons le flot à sa source. Ni la défense nationale ni la République n'ont rien à gagner à ce concours des femmes à barbe. »

Le poète a beau multiplier les philippiques, l’anxiété est palpable. Loin de se laisser décourager, le bataillon placarde Paris d’affiches promotionnelles du, ou plutôt, des dix bataillons d’Amazones de la Seine puisque l’ambition est désormais d’en constituer autant. Leurs missions, polyvalentes sont désormais précisées :

« Ces bataillons sont principalement destinés à défendre les remparts et les barricades, concurremment avec la partie la plus sédentaire de la garde nationale, et à rendre aux combattants dans les rangs desquels ils seraient distribués par compagnies, tous les services domestiques et fraternels, compatibles avec l'ordre moral et la discipline militaire.

Ils se chargeront en outre de donner aux blessés, sur les remparts, les premiers soins, qui leur éviteront le supplice d'une attente de plusieurs heures. »

Mais, surtout, ces Amazones ont une ambition politique et historique :

« Les moments sont précieux. Les femmes, elles aussi, sentent que la patrie et la civilisation ont besoin de toutes leurs forces pour résister aux violences sauvages de la Prusse. 

Elles veulent partager nos périls, soutenir nos courages, nous donner l’exemple du mépris de la mort et mériter ainsi leur émancipation et leur égalité civile. […] 

Ouvrons nos rangs pour recevoir, sur les remparts, les compagnes aimées du foyer ; et que l’Europe apprenne avec admiration que ce ne sont pas seulement des milliers de citoyens, mais encore des milliers de femmes qui défendent à Paris, la liberté du monde contre un nouveau débordement de barbares. »

À la suite de cette campagne d’affichage, la presse se déchaîne. Pour le – bien mal nommé – Charivari, il s’agit d’une initiative « ridicule » qu’il convient de traiter comme telle.

Dans Le Figaro, Théophile Gautier se fend d’un bon mot qui parcourt Paris : « Voilà un gaillard qui aura plus que tout autre le droit de mettre un coq sur ses boutons d’uniforme. » Naturellement, on oppose aux Amazones le manque de nourrices dans la capitale.

Le Siècle gronde les femmes de Paris 

« Les hommes ont-ils besoin que les femmes se battent à leur place ! Le nombre des combattants est-il donc si petit sur les remparts qu'il soit nécessaire d'y ajouter un supplément de guerriers en jupons ? 

Les femmes ont sans doute un rôle important à jouer pendant le siège, mais un rôle de charité et de dévouement ; leur place est dans les ambulances, à côté des blessés, et non pas sur le champ de bataille, à côté des soldats. 

Que les femmes de Paris y songent ; les femmes du monde entier ont les yeux sur elles en ce moment. »

Malgré les railleries, il y a foule devant le 36 de la rue de Turbigo. Les enrôlements s’additionnent… avant que la police ne s’invite dans les locaux et ne s’empare des registres. 

Le lendemain, le Bulletin de la Municipalité publie une déclaration des autorités municipales aux parisiennes :

Le 1er bataillon des Amazones est licencié. Felix Belly, ce « leveur de femmes-soldats » et ses soutiens sont conspués. Rue de Turbigo s’installe un autre quartier général féminin, celui des Infirmières volontaires. Cette fois, la presse soutient l’initiative privée, œuvre de Mme Cellier-Blumenthal . Mais une fois encore, il y a trop de volontaires, beaucoup repartent déçues.

Torpillé, le projet des Amazones de la Seine s’est pourtant diffusé comme une traînée de poudre dans toute la France et soulève louanges et imitations. La poétesse Louise Colet leur dédie Le Cri des femmes, publié dans les colonnes du Progrès de la Somme.

En Normandie, à Elbeuf, des femmes lèvent également « un corps d’Amazones ». Un autre se forme bientôt au Havre. Plus au sud, Le Petit Marseillais n’y trouve rien à redire :

« Si les femmes se lèvent, nous sommes sauvés. Nous appelions naguère une Jeanne d’Arc. »

À Paris, si le bataillon n’est plus, les Amazones demeurent, dispersées mais l’arme à l’épaule et le regard tourné vers l’assiégeur prussien. Le Gaulois s’étonne encore de leur présence, mais les sarcasmes ont baissé d’un ton :

« On a vu hier sur les remparts du huitième secteur, entre la porte de Châtillon et de Vanves, deux soldats d'un nouveau régiment qui attiraient les regards de tous les gardes nationaux. C'étaient deux femmes en costume de cantinière, qu’on nous a dit être des amazones de la Seine.

L'une était armée d'un chassepot et l'autre d'un fusil à tabatière, que toutes deux portaient bravement en bandoulière. À voir leur air décidé et leur tournure qu'elles essayaient de rendre guerrière, il n'est pas douteux qu'elles sauraient se servir de leurs armes si l'occasion s'en présentait mais nous croyons, et c'était l'avis des gardes nationaux, que ces fusils, le chassepot surtout, seraient mieux placés dans les mains d'hommes qui n'ont pu obtenir jusqu'ici le moindre fusil à piston. »

De fait, Paris a ses défenseuses. Accompagnant la troupe réprimant la Commune, le dessinateur Auguste Raffet a laissé – sans brocards ni jugement – de jolies planches de ses héritières des Amazones de la Seine :

Au printemps 1871, tandis que l’on demandait que l’on accorde enfin officiellement aux parisiennes le droit de participer à la défense de la capitale contre Versailles, Félix Belly avait repris la parole, pour se féliciter de l’initiative mais aussi pour désigner la collusion des préjugés, du mépris et de la morale qui avaient saboté la création du bataillon féminin des Amazones de la Seine :

« Le seul tort du projet des amazones a été de tomber au milieu d'une société pourrie par l'Empire pour qui les femmes n'étaient que des instruments de vanité on de plaisir, et de heurter de front les habitudes d'esprit d'une presse de roués et de viveurs, aussi dépourvue de sens moral que de sens politique, dont les cyniques plaisanteries faisaient loi dans le monde du boulevard, bien digne du demi-monde auquel il s'est toujours mêlé. […] 

J'applaudis plus que personne à ce réveil généreux d'un sexe, sans les vertus duquel il n'y a pas de transformation sociale. 

Mais il m'est bien permis de regretter que des préjugés absurdes et une intervention policière aient arrêté son élan, quand il s'agissait de sauver l'honneur et la fortune de la France. »

– 

Édouard Sill est historien, docteur en histoire et chercheur associé au Centre d’Histoire Sociale des Mondes Contemporains.