Chronique

La mort trouble d’un industriel allemand, accusé d’orgies homosexuelles

le 11/10/2020 par Emmanuelle Retaillaud
le 06/10/2020 par Emmanuelle Retaillaud - modifié le 11/10/2020
Frédéric Krupp, illustration parue dans Le Journal, novembre 1902 - source : RetroNews-BnF
Frédéric Krupp, illustration parue dans Le Journal, novembre 1902 - source : RetroNews-BnF

À la fin de l’année 1902, Frédéric Krupp, magnat des usines du même nom de l’autre côté du Rhin, décède dans des circonstances équivoques. La presse socialiste allemande tente de tirer l’affaire au clair, au grand dam de l’empereur Guillaume II.

Le 23 novembre 1902, la presse parisienne annonce le décès, la veille, à Essen, du magnat de l’industrie allemande Frédéric Krupp, âgé de 49 ans. Ce nom n’est pas sans évoquer de pénibles souvenirs en France, car ce sont des usines Krupp que sont sortis les canons allemands de la guerre de 1870. L’homme que Le Gaulois du 24 novembre compare à « un Vulcain moderne » avait su faire de l’entreprise déjà florissante héritée, en 1887, de son père Alfred et de son grand-père Friedrich, un géant de l’armement, devenu le fournisseur exclusif de l’armée allemande.

« Sa mort sera vivement ressentie en Allemagne », commente à juste titre le Gil-Blas du 23 novembre. 

RetroNews c’est plus de 2000 titres de presse française publiés de 1631 à 1952, des contenus éditoriaux mettant en lumière les archives de presse et des outils de recherche avancés.
Une offre unique pour découvrir l’histoire à travers les archives de presse !


Abonnez-vous à RetroNews et accédez à l’intégralité des contenus et fonctionnalités de recherche.

Newsletter

Mais l’événement n’intéresse pas que les cercles économiques et diplomatiques. Car Krupp faisait l’objet, depuis plusieurs mois, d’accusations relatives à ses mœurs intimes, propagées par des journaux italiens et allemands, notamment un organe socialiste de Berlin, le Vorwaerts. Le Journal du 24 novembre en résume ainsi la teneur :

« Ces attaques violentes, dont il convient de ne parler qu’avec réserve, avaient eu leur origine dans le séjour que Frédéric Krupp faisait depuis plusieurs hivers dans la délicieuse île de Capri.

Un journal socialiste de Naples l’accusait de venir y renouveler les orgies qui ont rendu fameux les séjours de Tibère à Capri. »

Le terme « d’orgie » désigne de manière à peine voilée des relations homosexuelles, évoquées de manière plus précise par Le Temps du 2 décembre, sur la foi d’un article de L’Européen

« Krupp était fort souvent en mer […] Il n’était pas rare de croiser sa barque et de le voir en bras de chemise et debout, appuyant sur son aviron, tandis que devant lui, un jeune pêcheur qu’il affectionnait particulièrement, lui tournait le dos, ramant aussi avec vigueur, tendant ses reins et ses jambes souples. 

Le jeune marinaio avait reçu en cadeau cette barque toute gréée et les largesses de son admirateur ne s’étaient pas bornées là. […] 

Mais ceux qu’on voyait surtout et partout, c’étaient quatre ou cinq jeunes musiciens napolitains, guitaristes et mandolinistes, tirés à quatre épingles, cravatés de choses très voyantes, et outrageusement pommadés. Ils étaient exclusivement aux gages de Krupp, et souvent des séances de musique avaient lieu dans l’appartement même de Krupp, à l’hôtel Quisisana. »

Ces rumeurs en alimentent une autre : Krupp ne serait pas mort d’une attaque d’apoplexie, comme on l’a écrit, mais se serait suicidé d’une balle de revolver, terrassé par la campagne du Vorwaerts (Le Journal, 24 novembre).

En Italie, l’enquête du procureur de Naples vient d’être bouclée : dix parents ont déposé plainte « contre un sujet allemand résident dans l’île, qui se serait rendu coupable d’actes inqualifiables à l’égard de mineurs ».

Mais la firme Krupp est alors un pilier de l’empire allemand et les rapports sexuels entre hommes, quoique banals dans la haute société [voir l’affaire Von Moltke, Harden et Eulenburg] sont, dans ce pays, strictement réprimés par le fameux paragraphe 175 du Code pénal de 1871. Pour protéger la mémoire du défunt, la famille Krupp et l’empereur Guillaume II se doivent donc de serrer les coudes. « La direction de la maison Krupp, à Essen, a reçu un grand nombre de condoléances émanant de l’empereur, des princes allemands, du chancelier de l’empire, des secrétaires d’État aux offices de l’Empire…. » rapporte ainsi Le Matin du 24 novembre. Marga, l’épouse de Krupp, a de son côté exigé la saisie des journaux indiscrets et envisage de porter plainte.

Le 26 novembre, les funérailles du « roi des canons », à Essen, donnent lieu à un cérémonial grandiose, évoqué en ces termes par Le Journal du lendemain :

« Les funérailles de Krupp viennent d’être célébrées de la même façon que l’avaient été celles de son père […] 

Aujourd’hui, tous les ateliers ont chômé. De bonne heure, toute la population d’Essen et des environs se pressaient aux abords de la maison et sur le chemin que devait suivre le cortège funèbre. L’empereur Guillaume II est arrivé en personne dans la matinée et s’est rendu immédiatement à la résidence de la famille Krupp. […]

L’empereur a suivi à pied le corbillard de la résidence de la famille Krupp jusqu’au cimetière. Il a quitté Essen à midi et quart pour retourner à Berlin. »

Mais voilà que la famille Krupp renonce aux poursuites... Selon le Petit Journal du 16 décembre, « Mme Vve Krupp, très souffrante en ce moment, estime que la mémoire de son mari est suffisamment vengée par les nombreuses manifestations de sympathie provoquée par sa mort ». Pour Le Matin du même jour, « l’affaire Krupp est définitivement terminée ».

C’était pécher par excès d’optimisme. Car pour la presse socialiste allemande, « l’abandon des poursuites équivaut à une reculade ou à un aveu de culpabilité », selon la formule du Temps du 20 décembre. Campant fermement sur ses positions, le Vorwaerts n’a pas hésité, selon La Petite République du 16 décembre, à diligenter l’un de ses rédacteurs également député au Reichstag, Georg Gradnauer, pour mener l’enquête à Capri, de conserve avec un conseiller municipal socialiste de Naples. Les deux hommes auraient réuni des preuves « irréfutables » et « attendent sans aucune crainte la décision que prendront les autorités judiciaires ».

En France, les journaux socialistes s’associent à leurs homologues allemands pour montrer du doigt l’hypocrisie des puissants. Le 5 janvier 1903, La Petite République consacre ainsi un long article aux « coulisses de l’affaire Krupp », à partir de nouvelles révélations faites par l’Arbeiter Zeitung de Vienne : d’après cet organe, les rumeurs relatives aux mœurs de Krupp auraient débuté dans la presse catholique avant de remonter jusqu’aux oreilles de Guillaume II, à la suite de plaintes de Marga Krupp. L’empereur aurait même envisagé de mettre sous tutelle le magnat de l’armement ; mais alerté, Krupp avait réussi à retourner la situation en sa faveur, en faisant passer sa femme pour folle.

Les attaques de l’empereur contre le Vorwaerts et les socialistes relevaient donc principalement du règlement de compte politique. « L’affaire Krupp est devenu le Panama de l’empereur allemand », conclut l’organe socialiste, en ajoutant :

« Encore un exemple probant de justice de classe. »

En réalité, l’affaire Krupp n’est déjà plus dans l’actualité, les autorités et la famille ayant préféré étouffer un scandale qui risquait fort de se retourner contre eux. Si la lumière ne fut jamais vraiment faite sur les circonstances de la mort de Krupp, le caractère homosexuel des escapades de Capri semble largement attesté et souligne, s’il en était besoin, la distorsion entre la façade puritaine de la « Belle Époque » et ses dessous plus troubles. L’outing musclé du Vorwaerts n’était pas homophobe – il s’inscrivait au contraire dans une campagne en faveur de la suppression de l’article 175, dont le suicide supposé du magnat illustrait les effets pervers (La Petite République, 5 janvier 1903).

Mais Krupp était aussi un grand patron paternaliste et autoritaire, accusé par le Vorwaerts d’acheter la docilité de ses ouvriers par des avantages matériels (voir Le Journal du 27 novembre). Scandale sexuel et tensions politiques se sont donc conjugués pour faire de la « mort de Krupp » un temps fort de l’entrée en scène de l’homosexualité dans le débat public, sur un mode pour le moins ambigu.

Pour en savoir plus :

Norbert Muhlen, L’incroyable famille Krupp, Paris, Buchet/Chastel, 1961

Emmanuelle Retaillaud est historienne, spécialiste de l'histoire de l'homosexualité et des « marges ». Elle enseigne à Sciences Po Lyon. Elle a dernièrement publié La Parisienne, histoire d'un mythe, du siècle des Lumières à nos jours (Le Seuil, 2020).